Chapitre 6 : Daniel

A la fin de son service, Nemo, pour une fois, ne s’attarda pas dans la bibliothèque de Melville Hatter. Sitôt le chapelier couché, elle déposa son masque et sortit dans la rue. Il faisait nuit.
Elle était impatiente de retrouver Daniel, mais n’avait aucune envie d’écumer ses repaires et de faire face à la foule. Elle décida de se rendre directement chez lui. S’il n’y était pas, Luna, sans doute, saurait la renseigner. Ce n’était pas loin ; La Chapellerie était un quartier petit et rien n’était à plus de quelques minutes de marche. L’ancien laboratoire seul, où demeurait Morphée, semblait plus long à atteindre, que ce soit par sa disposition géographique ou par un effet de peur sur les passants.
Lorsque Nemo atteignit la pension, le seuil était désert. A cette heure-ci, les filles étaient toutes de sortie ; parties chercher des clients du côté du fleuve, ou, parfois, sur l’autre rive, promenant leurs charmes bradés. Nemo frappa à la porte. Un pas traînant se fit entendre, la poignée cliqueta, et le battant s’ouvrit sur une femme d’une cinquantaine d’années. Elle avait le visage fin, les yeux noirs, et de longs cheveux blonds cendré attachés en nid sur sa tête. Elle dégageait une grâce saisissante. Elle sourit, et la sévérité de ses traits s’évanouit du même coup, illuminant son visage.
– Oh Nemo ! Tu cherches le petit ?
Les filles avaient pris Daniel sous leur aile après la mort de son père. Des années plus tard, il était toujours leur petit.
– Oui.
– L’est parti avec les poètes. Il s’est inquiété pour toi, ajouta-t-elle.
– Ça va mieux. Merci Luna, répondit Nemo.
Elle la salua de la tête. Nemo descendit les quelques marches du palier, et, lorsque la porte derrière elle se fut refermée, elle inspira un grand coup. Quelques garçons du groupe des auto-proclamés poètes la détestaient, pour la même raison que les autres, et il ne faisait nul doute que certains d’entre eux avaient suivi la procession.
Elle s’y rendit lentement. Il lui revenait le visage de Morphée, et le trouble insondable de le confronter. Il s’y mêlait ce sentiment si poignant de reconnaissance ; une évidence, mais que le visage de Daniel sur ses traits venait profondément troubler, par le doute que cela induisait sur ses sentiments envers Morphée. Elle était impatiente de tout raconter à Daniel, mais ignorait comment lui dire qu’elle avait vu Morphée porter son visage. Elle n’avait aucune idée de ce que cela pouvait signifier.
Je suis celui qui ressemble à l’humain.
Le temps de penser, elle était arrivée.
Elle emprunta l’escalier qui menait directement à la cave, peu désireuse de croiser la foule des ivrognes. L’odeur de la fumée lui vint avant le tintement des verres, le bruit des pas, et la voix mal assurée qui ânonnait son texte. Elle entra discrètement, longeant le mur, cherchant Daniel du regard parmi la quinzaine de personnes entassées là. Elle était la seule fille, et aucun des garçons présents ne dépassait la vingtaine. Perché sur un tapis collé au mur, un jeune homme de seize ans déclamait sans beaucoup mériter ce verbe. Quatre personnes l’écoutaient, assises. Les autres étaient en groupes, murmurant à l’écart. Daniel, elle le repéra vite, était à droite de la scène, assis également mais seul, en tailleur, les doigts pianotant à toute vitesse sur le sol. Elle s’immobilisa, contemplant son visage alors qu’il ne la voyait pas encore.
Ce visage n’avait rien à voir avec celui de Morphée. Nemo se sentit libérée d’un poids. Bien sûr, les traits étaient les mêmes ; mais ce visage vivant, chevillé au corps et au véritable regard de Daniel, ce regard inimitable et beau – ce n’était pas un masque, ce n’était pas une empreinte clouée sur une face en souffrance. Il y avait, dessous, l’énergie incroyable qui l’animait, le tressaillement des joues, les lèvres nerveuses, tous ces détails qui le dessinaient lui et personne d’autre.
Elle s’approcha. Il ne l’avait pas encore remarquée – trop concentré à détailler la gestuelle de celui qui, épuisé par sa prestation, promenait maintenant ses yeux hagards sur la foule, guettant l’attention, une miette de reconnaissance. Il aimait ces regards-là, Daniel, ces regards avides, si vides, celui de ceux qui jetaient leur texte en pâture au public, et qui souffraient plus de le récupérer intact.
Quand le garçon eut faiblement souri et fait deux pas hors de la scène – tout cela s’était passé très vite, et Nemo était encore à quelques pas – Daniel bondit sur ses pieds. Les conversations se turent alors qu’il montait sur le tapis, face au public, balayant du regard les visages tournés vers lui. Nemo, ravie malgré son impatience, se dissimula derrière un groupe, pour que sa présence ne l’interrompe pas.
Daniel s’agenouilla. On aurait dit qu’il tenait dans ses yeux fous, immenses et clairs et ô combien cernés, on aurait dit qu’il y tenait le public tout entier ; tous les regards posés sur lui, en attente, presque en réserve, défensifs déjà. Daniel s’agenouilla, et commença son poème.
Mais ce n’étaient pas des mots. C’étaient des sons, des sons seulement qui sortaient de ses lèvres, longs et rauques, comme des grognements. Il avait fermé les yeux, les doigts délicatement posés sur ses tempes, tandis que ses modulations animales se tordaient lentement en mots, mâchés, mots déformés déformant sa bouche, laissant deviner ses dents. Les mots s’extirpaient du son comme de la boue, comme s’ils rampaient hors de ses lèvres. Et ses mains se détachaient de son visage alors – lentement, pour ne pas s’effrayer – et ses mains décrivaient dans l’air des étoiles ou bien des éclairs, et déplié, bien que déplié, il avait les épaules crispées : la tête rentrée, les gestes timides encore, tout contre son corps. Il ne regardait pas son public. Ses premiers mots étaient presque marmonnés, presque formés pour lui seul, mais la foule faisait silence pour entendre ce qu’il se disait à lui-même. Et puis lentement, alors qu’il montait dans le texte, il commença à désarticuler son corps – ses cris, de cette façon qu’il avait de déchirer ses mots, marquaient de violents coups de buste et de bassin ; ses mains étaient agitées d’une folie secrète, terrible, et il portait son texte d’une gestuelle maniaque, une transe qui déformait ses traits ; son visage était tordu de larmes sans qu’il pleurât, et il ne cessait de bouger, jeté au sol, levé d’un bond, mêlant le cri au mot.
Il tomba à genoux.
Il avait la tête baissée, le buste plié – et sa voix portait mal, comprimée par sa poitrine. Chaque personne s’était rapprochée pour l’entendre murmurer, bas, de plus en plus bas, les derniers mots du poème.
Il y eut un silence. Une poignée de sifflements enthousiastes s’éleva, suivis par des applaudissements polis. Décontenancés. Et puis il y avait ceux qui fixaient Daniel, s’étant fait happer par le corps et la voix du poète. Ceux-là se taisaient.
Nemo s’était détachée de la masse, envoûtée à son tour. Il la vit et soudain, bondit hors de la scène. Sans accorder aucune attention au public éberlué, il se précipita sur elle pour la serrer dans ses bras. Il allégea son étreinte et porta ses grands yeux clairs dans ceux de Nemo. Un sourire immense déformait son visage, et il répétait dans ce sourire : Tu es revenue ? Tu es revenue ? Oh – il la tira à l’extérieur, tandis que la foule se resserrait déjà autour du prochain.
Dans l’escalier, il ne lâcha pas sa main. Nemo la tenait fort elle aussi, heureuse d’être enfin avec lui, de l’avoir retrouvé. Elle aimait Cassandre et le padre, et même la fuyante Louise, mais ce n’était qu’avec Daniel qu’elle se sentait pleinement bien ; vivante. Il la nourrissait de sa vivacité, de l’énergie vorace qui ne le quittait jamais, dont il brillait toujours. Daniel bouillonnait en permanence. Sans la lâcher, il marchait déjà à pas irréguliers, bondissait en l’entraînant, l’abreuvait de mots de joie, lui racontait la rumeur, qu’il s’était inquiété ! Puis il passait sans transition au public et aux poètes qui le lassaient, il parlait d’une des filles qui avait ramené un dandy si singulier qu’il avait seulement passé la soirée à discuter avec elle ; il parlait, il tournoyait autour d’elle, et Nemo souriait, sereine.
Elles firent une pause en atteignant le sommet d’un escalier. Nemo s’assit en équilibre sur la rambarde, les pieds calés entre les barreaux. Elles surplombaient le réseau de ruelles qui formait La Chapellerie ; à droite, on devinait le fleuve entre les entrepôts, et, plus loin encore, le regard portait jusqu’aux lumières de la cité. Daniel se laissa tomber au pied de la rambarde et entreprit de délacer la chaussure de Nemo, qui secoua son pied en riant.
– Tu vas me faire tomber !
Il lâcha prise et renversa sa tête contre le métal, le regard levé vers elle.
– Alors, comment c’est ?
– De quoi tu parles ?
– Le vieux laboratoire. Luna dit que les gens qui sortent…
– Qui « sortent »…
– Les gens qu’on retrouve là-bas, d’accord ! Elle dit qu’elles ont l’air d’avoir vu le Diable en personne.
– Tu crois au Diable ?
– Peut-être…
– Faudrait qu’elle en parle au padre, dit Nemo en riant.
– Ça l’obsède autant que Phileas ?
Elle ne répondit pas et se laissa glisser près de lui, soudain très sérieuse.
– C’est elles.
– Qui ça ?
– La foule. Elles t’ont pas raconté ? Personne t’a raconté.
La voix de Nemo s’était gonflée de hargne.
– Comment t’as su où j’étais ?
– Cassandre m’a dit…
– La foule m’a prise. Elles m’ont emportée et elles m’ont jetée dedans.
Daniel la fixait. Il ne riait plus du tout.
– Qui ?
– Tout le monde. Pas l’église, pas Luna, mais tout le monde. Toutes les autres.
La dureté dans son regard se brouilla.
– Elles me haïssent.
– Non, elles ont peur de toi, répondit Daniel avec force.
Il la prit par les épaules.
– Nemo ! Maintenant que tu es sortie, plus personne n’osera te toucher.
– Elles voulaient me tuer.
– Elles n’ont pas réussi ! Elles ne le feront jamais de leurs propres mains. Nemo, elles n’auraient pas fait ça, sinon. Elles t’auraient tuée dans ton sommeil. Simplement. Comme les autres. Écoute, le padre t’expliquerait mieux, il sait comment les gens fonctionnent… Il a dit quoi ?
Elle eut un sourire amer.
– Il va leur parler !
Daniel s’affaissa, et se laissa retomber contre la rambarde, assis.
– C’est le padre, dit-il seulement.
Nemo se blottit contre lui. Il y eut un long moment de silence, où il caressait ses cheveux, et elle fixait le vide.
– Daniel… Il y a quelqu’un. A l’intérieur. C’est pas le Diable. Enfin… C’est pas… pas vraiment un être humain non plus.
Il ne répondit pas tout de suite.
– Comment ça ? finit-il par dire.
– Est-ce que tu crois au Diable quand même ? Un peu ?
Il se laissa le temps de réfléchir.
– Je ne sais pas… Le padre y croit non ? Et puis les corps…
– C’est un dieu.
– Quoi ?
Nemo se redressa et saisit une des mains de Daniel, qu’elle caressa nerveusement tandis qu’elle parlait.
– Un dieu. Morphée. Cassandre nous a déjà parlé de lui.
– D’accord, dit-il, dubitatif. C’est le moment où je te crois sans poser de questions ?
Elle haussa les épaules. Elle voulut dire plus, se retint, et Daniel comprit peut-être, car il la ramena simplement contre lui, sans lâcher sa main.

Chapitre 7 : Sous les toits >