D’écorce et de voix

Phileas était venu par la route du sud. L’automne touchait à sa fin, et le mont Parnasse étendait sur Delphes son ombre double. La capuche de son manteau de voyage rabattue sur le visage, équipé d’un long sac en cuir et des livres dans ses poches, il franchit le pont et traversa rapidement la cité. La nuit allait tomber ; et Delphes toute entière fermerait dans quelques jours. C’est pourquoi la novice qui répondit aux coups frappés à la porte du temple ne prit pas la peine de déplacer le battant et se contenta de faire glisser le volet.
– C’est trop tard pour les oracles, dit-elle d’une voix ennuyée. Il faudra revenir au printemps.
– C’est pas pour les oracles, répondit Phileas.
Elle regarda un peu mieux, et réalisa qu’elle ne voyait pas le visage de son interlocuteur. Le rectangle lui offrait la vue d’une paire de jambes, et si elle levait les yeux, elle voyait une ceinture dont la boucle s’enfonçait dans plusieurs couches de vêtements.
– Vous pouvez déposer les prières dans l’arbre du péristyle et les offrandes sur l’autel, à votre droite quand vous entrez dans la cour…
– Je dois voir une prêtresse. C’est important.
– C’est toujours important ici.
Elle se demanda comment une seule voix pouvait faire entendre tant de fatigue. Une voix rauque et alourdie, dont chaque phrase chutait abruptement sur le dernier mot. Elles échangeaient dans la langue commune de Phocide, du grec moderne mâtiné d’italien et de turc – ici et là des pointes arabes, et un reste d’anglais d’avant les catastrophes. L’étranger s’en sortait honorablement. Et comment tant de fatigue ne faisait pas s’effondrer un si grand corps ?
– Je suis désolée.
– Le soleil n’est pas encore couché. Je vous en prie.
Elle soupira.
– C’est pour quoi ?
– Je veux mourir.
– Quoi ?
Elle colla son visage au volet.
– Mourir. Je vous en prie, répéta-t-il.
Elle était curieuse et troublée. Vivre et travailler au Temple n’épargnait pas de miracles, mais les requêtes étaient normalement moins radicales. On demandait si la mer serait clémente cette année, si un voyage méritait d’être entrepris, si l’enfant serait en bonne santé ; guérir une infection, ou recoudre une plaie. Qui venait à Delphes pour mourir ?
A côté de la porte, à l’intérieur, on rangeait des bougies. Elle en plaça une dans un chauffoir, l’alluma avec son briquet et la tendit, les mains en coupe, à travers le rectangle du volet.
– Prenez ça, pour vous réchauffer. Il pleut dehors non ?
– Un peu.
Deux maigres doigts en pince, chacun plus long que sa main à elle, vinrent prendre délicatement le chauffoir.
– Merci, dit-il.
Elle hocha la tête.
– Ne bougez pas.
Elle tourna les talons. Lorsqu’elle réapparut, elle était accompagnée par une autre femme, dont les cheveux gris se mêlaient élégamment aux branches de lauriers portées par les prêtresses. Elles actionnèrent le mécanisme de la grande porte, et immédiatement reculèrent ; la silhouette de l’étranger dépassait en taille la moitié du battant, et ce battant soutenait une entrée de sept mètres de hauteur.
Il fit deux pas à l’intérieur et baissa sa capuche. Il se tenait voûté, immense, son sac sur l’épaule, une main ramenant sur lui les pans de son manteau et l’autre tenant la bougie, dérisoire. Quelque chose dans ses proportions sonnait faux, mais il dissimulait son corps dans son long manteau de voyage. Il n’était que son visage dont les traits apparaissaient : et il semblait que chaque forme s’y était sculptée isolément. L’une de ses pommettes débordait sur son œil qui était très étréci. Il avait des lèvres fines au-dessus d’une mâchoire proéminente, une pomme d’Adam qui saillait extraordinairement, et son œil droit était plus bas que son œil gauche. Ses cheveux étaient épars, filasses, et gris ; ils ne dissimulaient rien de son front immense et de la surface de son crâne, ni de ses oreilles minuscules dont l’un des lobes descendait pourtant aussi bas que sa bouche. L’une de ses paupières était gonflée, et son arcade, et l’arête de son nez, semblaient accuser de vieilles fractures – à moins qu’elles ne soient formées telles quelles. Aucune forme ne se répondait, aucune symétrie n’était lisible. Au milieu de ce visage brillaient deux yeux très noirs. L’étranger inclina brièvement la tête.
– Merci beaucoup.
– Je suis Mathilde, se présenta la prêtresse. Venez, venez vers le feu. Iphinoé m’a exposé votre demande. Quel est votre nom ? D’où venez-vous ?
Il s’agissait des questions traditionnelles. Iphinoé les avait précédées vers le feu perpétuel qui était entretenu au fond du temple. Les flammes crépitaient hautes et claires ; la nappe la plus étouffante était maintenue dans les hauteurs, et le feu répandait une chaleur agréable, mêlée d’une odeur de laurier et de pin.
– Phileas, répondit le géant. Je suis né en Écosse, en Grande-Bretagne.
– Une île de l’ancienne Union, répondit Mathilde à Iphinoé qui fronçait les sourcils. Ces noms ne sont plus utilisés, dit-elle à l’adresse de Phileas.
Ce n’était pas un reproche, seulement une curiosité.
– Je ne m’habitue pas aux noms d’aujourd’hui, dit-il simplement.
– Iphinoé dit que vous voulez mourir. Pourquoi ici à Delphes ?
– J’ai déjà essayé moi-même. Ça ne marche pas. J’ai neuf cents ans, dit Phileas.
Elles dépassèrent le feu en silence. Mathilde les guidait vers un angle au fond de la salle, où une énorme racine formait un banc naturel. Le mur latéral était long de seize mètres, soutenant une ligne de neuf colonnes ; ces colonnes étaient rompues par des arbres qui surgissaient du mur ou du sol, certains épais comme des chênes et d’autres fins comme des vignes. A cette époque de l’année, ils étaient nus.
– Je voudrais participer à la cérémonie de l’Enfant. J’en ai entendu parler, je me suis beaucoup renseigné. Assez pour faire le voyage.
– J’ai besoin de plus de détails.
L’ombre des arbres formait des flaques sur le sol, et le feu faisait danser la longue silhouette des branches entre les colonnes. Face au feu, un intervalle étroit s’ouvrait dans le mur, et une pente s’enfonçait dans le noir. Une branche tournait à l’angle et suivait la ligne comme une rambarde. Quelque chose dans cette architecture témoignait d’une continuité réconfortante : elle ne s’était pas attachée à ignorer le passage dévastateur des catastrophes que beaucoup essayaient d’oublier, elle se l’était, simplement et adroitement, réapproprié.
Elles s’étaient assises sur le banc. Iphinoé apporta de l’eau pour l’étranger et pour elles-mêmes, s’installa en tailleur sur le sol, et Phileas raconta.
Les faveurs du Temple n’étaient pas gratuites. Les oracles se payaient cher, et il demandait inconcevablement plus. Il ne l’ignorait pas, car il s’était renseigné autant que lui permettait sa distance. Mathilde était partagée ; elle était touchée de son désespoir et de ses efforts, mais il était normalement impossible d’accéder à sa demande.
Iphinoé se leva pour entretenir le feu.
– Qu’est-ce que vous proposez au Temple ?
– J’ai exercé neuf cents ans, dit-il. J’ai été médecin, accoucheur, pharmacien, astronome, alchimiste…
Et Phileas exposa son marché : il leur transmettrait toutes les connaissances médicales accumulées sur neuf siècles de pratique. C’était une offre non négligeable dans un monde où la plupart des livres étaient partis en fumée deux siècles plus tôt, et où les sciences s’étaient reconstruites quasi exclusivement sur la mémoire des survivantes. En échange de quoi, il lui serait permis d’officier à la prochaine cérémonie de l’Enfant.
– Non. C’est dans deux mois. Le délai est trop court.
Il y eut un silence. Les épaules de Phileas s’étaient rentrées. Il fixait le feu.
– Laissez-moi exposer votre requête au conseil du Temple, demain, reprit doucement Mathilde. On ne peut pas vous faire participer à la prochaine cérémonie, mais ce que je peux leur proposer – si cela vous convient – est de vous garder un an ; le temps, pour vous, de nous transmettre vos connaissances, et pour nous, de vous initier à nos pratiques et de vous faire confiance. Vous officierez l’année prochaine.
Phileas enferma sa protestation. Un an, sur neuf siècles, c’était très peu. Mais pour quelqu’un qui attendait de mourir depuis tout ce temps – c’était une éternité.
Il était épuisé.
– Demain ? répéta-t-il néanmoins.
– Demain. Après le repas de midi. Les auberges sont encore ouvertes. On est en fin de saison, vous trouverez un lit.

Le lendemain, lorsqu’il entra encapuchonné dans la cour du Temple, une poignée de personnes y étaient présentes. Certaines murmuraient aux autels, déposaient leurs prières dans l’arbre du péristyle ; d’autres se promenaient, une dernière fois avant la clôture hivernale. Les statues se dressaient stoïquement dans le froid. A l’entrée, suspendue entre les colonnes, une plaque de bronze gravée d’un E tintait dans le vent.
A l’intérieur du temple, la chaleur du feu se mêlait au gris de la fin d’automne. Une longue fenêtre au plafond laissait tomber la lumière, éclairant toute la salle et distinguant au sol la fracture entre les ruines et le mur reconstruit en prolongation. Iphinoé avait ouvert, et Mathilde apparut, tenant le bras d’une très vieille femme.
– Le conseil accepte !
Phileas resta muet. Abasourdi – il s’était préparé ; il s’était préparé à toutes les éventualités ; mais il ne s’était pas permis d’y croire. Dans le sillage de ces trois mots venaient des implications si immenses, angoissantes et aussi un si grand espoir qu’il manqua de vaciller. Mathilde vit toutes ces expressions sur son visage et reprit rapidement la parole. La très vieille femme était la doyenne du Temple, et allait officier à la cérémonie de l’Enfant qui se tiendrait au prochain solstice. Il fut expliqué que Phileas entrait au Temple en tant que novice, ce qui lui donnait droit à une chambre. Il emménagerait le soir même ; en décembre, il participerait à la cérémonie en tant que membre du Temple, et en mars, il serait présenté à la Pythie : elle serait très intéressée par sa situation… Phileas n’écoutait plus. Il comptait. Quinze mois, un peu plus ou un peu moins. Quinze mois de vie : une ligne. Nette.

On lui fournit une lettre attestant qu’il était sous la responsabilité du Temple, et la clé de sa chambre. Il décida d’aller marcher.
Si le Temple était historiquement au flanc du Parnasse, le Palais – qui datait de la Reconstruction – se dressait de l’autre côté du ravin qui coupait Delphes. Il était isolé de la montagne par un mur et encadré de champs. Les habitations y étaient plus clairsemées qu’autour du Temple où la vie urbaine était très dense. Encore plus à l’est, où les oliveraies cédaient le pas à un sol rocailleux, demeuraient les ruines d’un sanctuaire dont l’enceinte délimitait maintenant un cimetière.
Il y avait peu de tombes et beaucoup d’arbres. Des colonnes solitaires s’élevaient encore, et seul le relief de l’herbe distinguait le contour des anciens bâtiments. Les quelques tombes étaient anciennes et si peu entretenues que certaines se confondaient avec les ruines. Depuis que le monde s’était effondré, et particulièrement à Delphes où la spiritualité s’était ajoutée au pragmatisme, la mémoire funéraire était végétale : on plantait une essence dont la graine était mise en terre au-dessus du corps. Car la graine ne survivait pas toujours, et car l’arbre finirait par mourir lui aussi, ce mode de commémoration prolongeait l’incertitude du vivant. Pendant des millénaires, la longue patience de la pierre était venue y mettre un terme, mais depuis que les mers étaient montées et que les montagnes s’étaient fendues, il était devenu très difficile d’ignorer ce doute, ce vacillement ; impossible de taire la crainte tout à fait. Ce sentiment s’était traduit dans les célébrations funéraires, doublé dans le même geste d’une continuité obstinée, car c’était la décomposition du corps qui nourrissait la graine et l’arbre ou la fleur retournait ces bienfaits.
Phileas, ses pieds immenses écrasant les mauvaises herbes surgies de cette accumulation sous le sol – entre les corps, entre les arbres, cette vie-là qui se glissait toujours dans les interstices – se demandait ce qu’il demeurait des mortes dans les arbres. Il pensait à la cérémonie de l’Enfant, qui n’était pas si éloignée de cette pratique et pourtant fondamentalement différente, car elle ne comportait ni mort ni naissance. Il pensait à lui-même – et au doute : rien sinon la nature de cette mort qui n’était pas une mort ne lui permettait de penser que ça fonctionnerait, cette fois. C’était quelque chose auquel il ne voulait plus penser mais il y retournait inlassablement, car son espoir était inquiet. Évidemment, seules les plus obtuses ou les plus désespérées étaient convaincues que la graine se nourrissait exclusivement de la défunte. Les cimetières étaient un enchevêtrement de vie qu’aucun quadrillage ne venait délimiter.
Phileas avait peu de respect pour les cadavres. Accoucheur et médecin, dans des temps plus ou moins troublés, il avait vu mourir entre ses mains ou dans la rue un nombre d’êtres incalculable et il en était statistiquement venu à la certitude que la mort se terminait à la mort. Aucune spiritualité ne faisait le poids. Il avait orchestré pendant des années un fructueux trafic de corps, très demandés par les scientifiques, les artistes et les riches curieuses. Lorsqu’un visage se désertait, le corps n’était plus qu’un ballot de chair – chair en vie certes, en processus encore – et il considérait du gâchis que de l’enfermer dans une boîte hermétique et de dissimuler cette boîte hermétique sous la terre. Il n’y avait rien de sacré dans un cadavre, mais beaucoup de ressources.
Avant, quand il pensait à sa mort, il se demandait ce qui en serait exploité. Il n’aurait pas été surpris de terminer dans du formol, rangé à côté des taxidermies dans un cabinet de curiosité, ou bien sur la table d’une chirurgienne curieuse, d’un Victor Frankenstein revenu des glaces. Mais finalement, il n’était jamais mort.

Les novices et les prêtresses logeaient ensemble dans un domicile commun construit dans l’espace nord du Temple, sur les premières pentes du Parnasse. Il était de facture récente mais on y entrait par les ruines d’un antique espace de réunion, consacré un peu moins de trois mille ans plus tôt par les citoyennes de Cnide. Il voisinait le théâtre, maintenu à ciel ouvert comme un défi aux éboulements.
Phileas était assis dans sa nouvelle chambre. Ce n’était pas une chambre classique, car les plafonds étaient trop bas dans les étages, mais un espace sous les combles du domicile, qui étaient exceptionnellement hautes. Il frôlait le plafond. L’unique fenêtre, qui s’ouvrait toute en longueur dans le toit, était orientée nord et donnait sur la crête déchirée du Parnasse. Il posa à côté de lui le vieux, long sac en cuir qui avait traversé l’Europe avec lui, et en sortit ses quelques affaires – affaires de toilettes et de pharmacie, une certaine quantité de fioles, une bouillotte élimée ; et deux livres, marqués par les lectures et les voyages. Il en transportait plusieurs autres dans ses grandes poches, mais ceux-ci étaient des livres de poésie. Il aurait pu les oublier dans une bibliothèque ou dans une autre, mais certaines pages avaient surgi de l’ensemble qui s’étaient agrippées à lui, à Phileas. Au fil des années, des siècles et des relectures inlassables, chaque poème avait pris sa place propre dans son corps, et ces deux livres étaient aujourd’hui parmi les rares objets qui le faisaient se sentir chez lui.
La nuit tombait à l’extérieur. D’ici, on entendait mieux la rumeur de la montagne que les bruits de la ville, dont l’activité faiblissait à l’orée de l’hiver. Phileas était assis sur une chaise, et ne s’était pas encore approché du lit. Il redoutait le moment de se glisser entre les draps : sentir son dos accuser l’affaissement, et au bout de quelques minutes, ses hanches commencer à le démanger d’immobilité ; il redoutait l’insomnie à venir que toutes ses herbes, toutes ses drogues échouaient à traiter sans déséquilibre. Parfois, en bout de course, il choisissait de s’abrutir pour la nuit. Alors il dormait. La journée du lendemain était brumeuse, fiévreuse, et interminable.
La fatigue imbibait ses os. La chair trop vieille y macérait, se tassait sur elle-même. La fatigue pesait sur son front, sur son cœur, sur ses mains, elle s’étirait dans les douleurs de ses cuisses et la lourdeur de ses pas. Il n’était que fatigue et angoisse de la fatigue. C’était sans compter les cauchemars, lorsqu’il réussissait à dormir ; les douleurs induites par les disproportions de son corps et la compensation musculaire ; l’énergie prodigieuse consumée par une carapace mentale épaisse comme une peau d’éléphant ; et une certaine tristesse, inévitable, plus pesante à chaque être cher qui s’en allait en premier, toujours en premier.
Mais il allait falloir se coucher. Et si ce n’était pas ce soir, ce serait demain, et pour quinze mois encore.
Il était grand temps qu’il s’en aille à son tour.

La première semaine de novembre fut calme. C’était la période où Delphes ralentissait le pas, examinait ses granges, faisait ses comptes. Le Prêtre-Roi, prolifique en apparitions publiques durant l’année, se renfermait dans son Palais. La Pythie était entrée en hibernation et s’éveillerait au début du printemps. Le Temple, dont la plupart des fonctions étaient closes pour la saison, employait le temps entre la fermeture et le solstice pour accomplir des travaux d’entretien et préparer la cérémonie de l’Enfant. Pour les novices, c’était une période de vacances. Néanmoins l’hôpital du Temple maintenait son activité en flux tendu. Mathilde, comme toutes les prêtresses, était médecin, mais elle était principalement pharmacienne, et elle proposa à Phileas – qui n’entendait pas être en vacances – de l’assister aux préparations. Le laboratoire voisinait la bibliothèque, et elle sourit en voyant le géant parcourir les rayons.
– Les tremblements de terre, les éboulements, les incendies ont tout détruit. Il n’y a pas beaucoup de ces livres qui datent d’avant, mais beaucoup de compilations qui nous ont été envoyées par des médecins de chaque continent, sans compter celles qui sont venues exercer ici en personne. La réputation de Delphes nous a sauvées… Mais il reste des lacunes gigantesques, des maladies dont on redécouvre le traitement, lentement, trop lentement. Et puis les maladies qui sont venues du sol…
– Ici aussi ? demanda Phileas, qui feuilletait un ouvrage récent, un herbier.
– Ici particulièrement. Le Temple, en fait la fosse des oracles, a été construite au croisement de deux lignes de fracture. On utilise le gaz qu’elles recrachent pour les transes pythiques. Les émanations sont contrôlées évidemment, mais… Les lignes de fracture ne sont pas nettes. Il y a des crevasses, des craquelures tout autour. Les séismes ont été suffisamment profonds pour reconfigurer les fractures…
Phileas ne répondit pas, attentif à ce qu’elle allait dire ensuite.
– Je suis toujours incapable d’imaginer le Parnasse en un seul bloc, murmura-t-elle.
Il reposa l’herbier.
– Vous avez développé des traitements ?
Mathilde regardait par la fenêtre la double crête du Parnasse. Elle était née à Delphes et était entrée au Temple très tôt. Phileas songea que de grandir à l’ombre de cette montagne, saisie dans sa déchirure formidable, formait sans doute un certain rapport aux ruptures.
– A l’époque, dans l’urgence, des calmants. Le Temple était en ruines ! Toute la documentation, toute l’infrastructure étaient perdues, beaucoup de médecins étaient – mortes. La Reconstruction se mettait en route, et ici, elles travaillaient à endiguer les épidémies locales. Elles ont réussi à les stabiliser. Les historiennes disent que c’est ce qui a donné à Delphes les moyens – la force – de se remettre debout, en rendant la cité célèbre dans tout le monde renaissant. C’est pour ça qu’on a un Prêtre-Roi. Pas de Roi sans Prêtre, dit-elle en souriant.

Le matin du solstice, il faisait froid et sec. Le ciel au-dessus du Parnasse était uniformément blanc.
La cérémonie de l’Enfant commençait très tôt pour les officiantes, et les autres membres du Temple ne les rejoignaient que beaucoup plus tard. Phileas était nerveux. Il connaissait mieux les détails ; les récits étaient rares en dehors de Delphes mais le Temple entretenait une libre transparence sur ses pratiques. Il trébuchait pourtant. Il butait, dans ce qui lui était décrit – la nature de l’Enfant, les chants rituels, l’anesthésie, les symbolismes emmêlés – sur cette ligne où ce qui était un alliage de botanique et de médecine venait toucher au mystique. Les membres du Temple la franchissaient quotidiennement : leur pratique médicale était hybride de rituels, et leur religion en retour s’enracinait dans les sciences. Car lorsque le monde s’était effondré, il avait fallu rassembler les morceaux épars, et les faire fonctionner ensemble. Phileas était pourtant familier des étrangetés. Il en était une lui-même, aux yeux du reste du monde. Ça n’empêchait pas Delphes, couturée de rites, de le tenir en échec, circonspect et gonflé d’espoir.
A la tombée de la nuit, tout le monde se réunit dans le temple. A l’extérieur chacune décrocha un flambeau ; et ainsi illuminées elles empruntèrent le chemin vers le portique ouest, quittant l’enceinte du Temple. La procession de flammes était clairement visible depuis les contrebas de la cité. Bientôt, le groupe immense et désordonné des citoyennes allait se mettre en route également.
Phileas était en queue de cortège, à côté d’Iphinoé dont le sourire se détachait dans la semi-pénombre des flambeaux. C’était sa première cérémonie à elle aussi et comme de nombreuses novices, c’était l’un des évènements les plus excitants de sa première année au Temple. Phileas sentait monter une exaltation commune, qui le prenait lui aussi dans son grand corps, au fur et à mesure que le bois apparaissait en creux de leur lumière. Ce bois n’avait pas de nom.
La route qui y menait était un chemin de montagne. Phileas montra rapidement des signes de difficulté. Iphinoé et un autre novice se précipitèrent pour le soutenir, mais il eut un sursaut, son bras s’étendit et heurta la tempe du garçon qui trébucha. Le novice se rattrapa heureusement à un buisson et recula avec une imprécation. Iphinoé s’était reculée d’elle-même, à temps ; elle resta à distance de Phileas, qui ne marchait plus et haletait. Son flambeau s’était éteint en tombant.
– Pardon, grogna-t-il. J’aime… pas trop qu’on me touche.
– Je comprends, répondit-elle. Mais ça va ?
Il laissa échapper un grondement.
– Tu vas y arriver ?
– Il faut…
– Ce n’est plus très loin, dit une autre novice.
Celui qui s’était pris le coup sur la tempe n’était plus en vue et s’était dépêché de rejoindre le groupe.
– Avancez, dit Phileas.
– On peut vraiment pas t’aider ?
Il secoua la tête. Il se sentait horriblement faible et détestait de se distinguer encore plus des autres, sous la double évidence de son manque d’endurance et de sa réaction au contact. Il voulait qu’on le laisse seul ; il fallait qu’on le laisse seul.
Les deux filles échangèrent un regard.
– Écoute, dit la plus âgée, elles doivent y être presque, mais tu as le temps de venir même en marchant lentement.
Phileas hocha la tête. Iphinoé parut hésiter, mais son aînée lui fit un signe, et les deux filles partirent en courant vers la lueur dansante des flambeaux. Phileas les laissa s’éloigner, reprenant son souffle. Au bas de son dos une douleur lancinante s’était réveillée dans la chute et il semblait que le moindre mouvement allait percer ses lombaires. Il finit, lentement, précautionneusement, par se redresser, et il reprit sa route, guidé par les flammes.
Il prit conscience qu’il était entré dans le bois en même temps qu’il entendit le premier ressac du chant. Encore essoufflé, il s’était appuyé lourdement contre un arbre dont l’obscurité lui dissimulait les formes, et ce fut au toucher qu’il sentit les protubérances – il retira immédiatement sa main et, beaucoup plus précautionneusement – timidement – il promena sur l’écorce le bout de ses doigts. Il s’y dessinait en effet des grosseurs, sans doutes anciennes car absorbées par le tronc, où l’on distinguait une silhouette humaine. Il était entré dans le bois.
Troublé, il se redressa pour suivre le chant. Les voix se firent plus distinctes, les flammes plus vives, et il dépassa une personne puis une autre ; le groupe s’était dispersé au milieu des arbres, chacune un point lumineux dans la nuit. A la lumière des flambeaux, les troncs révélaient le relief de leur écorce, et projetaient les uns sur les autres leurs ombres difformes. Une voix se détacha du chant et Phileas reconnut le nouveau doyen. Il le chercha du regard : le vieil homme était à quelques mètres de lui, au milieu de trois arbres nettement marqués de silhouettes. Le géant eut un frisson. Les corps étaient invisibles, mais ils étaient indubitablement là sous l’écorce, dans ces formes étranges qui ballonnaient les pins. Et les pins frissonnaient eux aussi.
Les citoyennes de Delphes s’étaient mêlées aux membres du Temples. Elles ne portaient pas de flambeaux. Elles étaient nombreuses et chantaient elles aussi, ou criaient, ou sifflaient, et cet afflux progressif de voix multipliait les vibrations. Tout le monde ne chantait pas : certaines regardaient bouche close ce qu’il se passait autour d’elles, d’autres se tenaient les yeux fermés, en silence. C’était peut-être le désir ardent de voir quelque chose, ou de comprendre, ou il fixait les arbres depuis trop longtemps et ses yeux étaient fatigués par les flammes. Mais Phileas vit le déplacement de l’écorce sur les trois silhouettes ; il vit ces arbres qui tressaillaient car ils étaient gros de métamorphoses. Le groupe le retenait de s’avancer pour mieux voir, mais il toucha le pin le plus proche de lui. Il retira sa main, la reposa, le cœur palpitant. Les silhouettes étaient là aussi. Les silhouettes étaient partout. Elle était bien là la mort de Delphes, celle qu’il était venue chercher ; la mort qui n’était pas une mort. Mais est-ce qu’elle l’emporterait lui aussi ?
Le chant commençait à décroître. Les flammes vacillaient. Certaines personnes s’étaient interrompues et les plus fatiguées s’étaient mises à genoux. Le doyen ne chantait plus : il s’approcha de chaque porteuse de flambeau, une par une, et éteignit chaque flamme. Le dernier dont il s’approcha lui tendit la sienne. Le chant s’était tu.
Ainsi menées par le doyen, Temple et citoyennes mêlées dans la pénombre, elles redescendirent la route qui allait à Delphes.

Janvier, février se déroulèrent sans accrocs. Phileas les passa au laboratoire, assistant occasionnellement Mathilde dans son cabinet. Puis la Pythie s’éveilla dans les premiers jours de mars, et ce fut le printemps. Avec la réouverture de Delphes et du Temple revint la foule des suppliantes, mais aussi les comédiennes et les étudiantes : toutes les offrandes amassées sur les autels, métaux, tissus, bois précieux, figurines sculptées, gravures, monnaie, nourriture, fleurs ou graines, parfois un oiseau en cage, un papillon ou un scarabée ; l’arbre du péristyle suspendu de rubans, son tronc moucheté de papiers froissés sur lesquels on griffonnait des prières ; les comédiennes en costume et les étudiantes en amour, les répétitions, les conférences, les réunions et les exercices qui se tenaient publiquement dans le théâtre : une vie de voix et de gestes qui s’était endormie avec l’hiver et s’éveillait avec le Temple.
Phileas ne pouvait donc plus se dissimuler au plus grand nombre. Bientôt, tout Delphes bruissa de cet homme immense et étrange qui s’était installé au Temple pendant l’hiver. Mais les rumeurs gonflaient aussi vite qu’elles dégonflaient, et s’il s’inquiéta au début, il apparut bientôt qu’il n’était qu’un objet de curiosité parmi d’autres : Delphes était accoutumée à voir défiler le monde entier à ses portes.
Très vite, l’hôpital se retrouva en sous-effectif. On donna à Phileas son propre cabinet. Avril vint et passa, et mai installa les premières vraies douceurs du printemps. Il comptait : huit mois encore.

Il ne restait plus que deux personnes dans la salle d’attente. La nuit était tombée, et Phileas était le seul médecin encore en service. Un homme se leva hâtivement lorsqu’il laissa sortir son dernier patient. Phileas hocha la tête, et l’homme prit doucement par les épaules la fille qui était restée assise, tête baissée, dissimulée par un rideau de cheveux noirs. Elle ne se dégagea pas, mais lorsqu’il voulut la mettre debout elle était un poids mort ; elle trébucha lorsqu’il commença à l’emmener vers le médecin. Phileas se leva pour lui prêter main-forte, et la fille ne réagit pas plus lorsque le géant passa sa main autour de sa taille pour la stabiliser. Ils finirent par l’asseoir sur la chaise du cabinet. Le père resta debout.
– Ma fille s’est ouvert le poignet.
– Ouvert, répéta Phileas.
Il s’assit face à la jeune fille, qui devait avoir une quinzaine d’années et dissimulait obstinément son visage. Délicatement, il dégagea la main qu’elle tenait serrée contre elle. Il la retourna, paume vers le haut, et défit le bandage qui entourait son avant-bras, découvrant des coupures irrégulières : la plupart peu profondes, mais certaines suffisamment pour continuer à saigner.
– Ça a été fait avec quoi ?
Elle ne répondit pas. Il se tourna vers le père.
– Rasoir, répondit celui-ci.
– Ça date de quand ? Vous avez désinfecté ?
– Oui. Il y a une heure…
– C’est la première fois ?
Il hocha la tête.
– Je vais recoudre. Ça va être désagréable, dit-il à l’intention de la fille, mais moins que les coupures.
Elle ne réagit pas. Avec l’aide du père, il la fit asseoir sur le long fauteuil médical et posa son bras sur l’accoudoir. Ainsi semi-allongée, ses cheveux retombèrent en arrière, révélant un visage inexpressif, ses grands yeux noirs fixés devant elle. Elle lança un coup d’œil sur son avant-bras, qui eut un léger spasme. Phileas désinfecta, tamponna un coton imbibé de liquide anesthésiant et recousit les plaies les plus profondes, puis enveloppa l’avant-bras dans de la gaze propre. Il aida la jeune fille à se relever, soutenue par son père.
– Merci, docteur.
– Ça va recommencer.
Le visage du père eut une grimace brève, gênée.
– Je vais vous donner un médicament pour ce soir. Ramenez-la demain sans faute.
Il parlait distinctement, de façon à ce que la fille ne puisse ignorer ce qu’il disait. Elle avait ramené ses cheveux devant son visage.
– La crise est passée. Elle a l’air d’être encore sous le choc. Ça ira peut-être mieux pendant un temps mais il faut que quelqu’un la prenne en charge pour lui fournir un traitement adapté, et qu’elle ait des rendez-vous réguliers.
La psychologie ni la psychiatrie n’étaient sa spécialité. Il lâchait ses mots, fouillant son esprit en quête de bribes de connaissances.
– Les médicaments sont des béquilles. Après demain, il faudra revenir toutes les semaines, au minimum.
Il gardait peu de médicaments dans son cabinet, mais certains de ses propres antidouleurs étaient rangés dans un tiroir. Un mélange qui, à lui, ne lui faisait plus d’effet, mais serait suffisant pour assommer une fille de quinze ans. Il enveloppa une boule de gomme dans un sachet et la donna au père qui la prit fébrilement.
– Ce sont des herbes et de la codéine. Ça fond dans n’importe quelle boisson chaude. Ça la fera dormir, mal, mais ça lui évitera de ressasser toute la nuit.
Le père murmura un remerciement. Avant de les laisser partir, Phileas se tourna vers la fille.
– Vous vous appelez comment ?
La tête levée vers lui, elle le fixa à travers le rideau de ses cheveux noirs, mais ses lèvres demeurèrent pincées.
– Bahar, dit son père. Elle s’appelle Bahar.
Phileas répéta le nom pour lui-même, acquiesça, et elles quittèrent la pièce. Il n’y avait plus personne dans la salle d’attente. Le géant rangea ses affaires. Elle ne mourrait pas tout de suite, pas ce soir. Il quitta l’hôpital et rentra se coucher.

Le père ramena diligemment Bahar le lendemain, mais, contre son gré, ce fut à Phileas qu’en échut la responsabilité. Peu de médecins du Temple étaient tournées vers les troubles mentaux et chacune était déjà trop sollicitée. C’était une constante des siècles. Il ordonna au père de faire venir Bahar chaque semaine ; le reste du temps, de ne pas la laisser isolée. La semaine d’après, il lui fournit un sachet de médicaments fabriqués par Mathilde et la posologie à respecter. La fille ne lui ayant toujours pas adressé la parole, il se résigna à demander au père de surveiller sa médication.
Pendant plusieurs séances elle refusa de parler. Assise sur la chaise en face de Phileas, elle le fixait tandis qu’il s’efforçait de combler le silence : il parlait de dépression, de déplacement de la souffrance, de neurotransmetteurs et de médicaments, d’effondrement, de délire, de suicide. Bahar semblait n’éprouver aucune gêne à le regarder dans les yeux. De tout Delphes, elle était la seule. Les gens qui le dévisageaient ne manquaient pas, mais c’était un type de regard très différent ; un regard qui s’attachait aux différences et non aux similitudes, et aux traits bien plus qu’au regard. Qui dérobait le visage. Ainsi la plupart des gens qui regardaient Phileas ne le regardaient qu’une fois, puis se détournaient, et si les circonstances les amenaient à le voir régulièrement, leurs yeux étaient ailleurs. On s’y habituait. On s’engourdissait.
Aussi le regard de Bahar établissait-il un lien direct dont il n’avait pas le luxe d’être familier.
– Pourquoi tu me regardes dans les yeux ?
Elle haussa les épaules. Cela voulait peut-être dire : Je ne sais pas, ou : Je m’en fiche, ou encore : Ça ne te regarde pas. L’été approchait et le temps était doux, mais Bahar portait toujours des pulls dont elle tirait les manches entre ses poings crispés.
– Pourquoi tu continues à venir, si tu ne veux pas me parler ?
Elle ne réagit pas. Depuis la troisième séance, elle venait sans son père, mais ça ne la rendait pas plus réactive. Plus que de ne pas parler, elle bougeait aussi très peu, et son visage, en grande partie dissimulé par ses cheveux noirs et raides, n’exprimait rien. Une très légère concentration peut-être, à force de fixer le même point, ou de rééquilibrer son regard sur l’un des deux yeux de Phileas. Mais rien qui soit une réaction.
– J’ai assez de choses à raconter pour qu’on tienne jusqu’en décembre tu sais, mais on n’ira pas loin comme ça…
Elle tira la manche de son pull, se mordit les lèvres. Phileas en était venu à interpréter le moindre signe – peut-être de la gêne, songea-t-il. Ou une question. C’était difficile à deviner.
– Écoute Bahar. Je ne sais pas si ces séances ont une quelconque utilité, tout ce que je sais c’est que tu n’es pas encore morte. Je ne sais pas pourquoi elles t’ont laissée avec moi. Je vais mourir en décembre, dans sept mois, et si je ne meurs pas, je m’en irai de Delphes de toute façon.
Elle pinça la bouche et baissa les yeux. Elle ne cessait de tirailler ses manches. Puis elle souffla, regarda Phileas, et doucement remonta sa manche gauche, celle du bras où elle s’était scarifiée. Les cicatrices formaient maintenant des boursouflures blanches et de certaines éclataient de toutes petites herbes aux feuilles arrondies comme du trèfle. L’une d’entre elles venait dessus et dessous comme une couture. A certains endroits, des coupures superficielles plus récentes traçaient des lignes rouges.
– Je suis déjà en train de mourir non, dit Bahar.
Phileas sursauta d’entendre sa voix.
– Comment ça ?
– Ici la mort ce sont les arbres.
Elle parlait très vite. Ici, disait-elle, et Phileas se rappela qu’elle n’était à Delphes que depuis sept ans : un peu moins de la moitié de sa vie. Suffisant pour qu’elle incorpore cette culture à la sienne, insuffisant pour que cela ne provoque aucune émulsion avec celle que son père et elle avaient emportée sur la route. Ici, c’était vrai, tout ce qui concernait la mort touchait aussi aux arbres.
– Je ne suis pas sûr que ça marche comme ça, dit Phileas.
Elle frotta son pouce sur une cicatrice.
– Je ne veux pas qu’on retire les plantes.
Il secoua la tête.
– Aucune raison. Elles ne sont pas en train de te tuer. Je ne crois pas non plus que tu te transformes ou quoi que ce soit. Ça t’inquiète ?
Elle haussa les épaules.
– Je sais pas.
– Ton père sait ?
– Mm-mmh.
C’était un non.
– Pourquoi tu veux mourir ?
Elle haussa les épaules, une seconde fois. Mais elle ne répondit pas. Au bout d’un long silence, elle s’agita un peu sur sa chaise, puis, du bout des lèvres :
– C’est cassé.
– Comment ça ?
Elle agita les mains mais cela ne voulait rien dire, car elle ne savait pas comment le dire. Elle pointa les doigts vers sa tête, laissa retomber ses mains, eut un sourire contrit et immédiatement son expression redevint grave.
– Je sais pas.
Puis :
– Ça s’effondre. Je sais pas.
– Qu’est-ce qui s’effondre ?
– Ma tête… Le sol dans ma tête.
Elle luttait pour sortir ses mots. Mais elle parlait et Phileas s’efforça, alors, d’aller chercher les mots là où ils étaient. L’échange fut laborieux et frustrant. Bahar ne faisait quasiment pas de phrases. Elle ne voulait clairement pas en parler mais n’importe comment elle s’était forcée à lui montrer son bras et quelque part, dans un accord qui ne faisait sens que pour elle-même, cela l’obligeait à dérouler le fil.
Mais cela dura peu et au bout d’une vingtaine de minutes elle serrait tellement les dents que plus aucun mot ne sortait de sa bouche. Elle gardait la tête baissée, et lorsqu’elle leva les yeux, son regard était désert, vidé de toute son énergie. Il comprit qu’elle ne parlerait pas plus aujourd’hui ; il était fatigué lui aussi, car c’était une chose que de combler son silence, c’en était une autre de lui répondre.
– C’est fini, dit-il.
Elle hocha brièvement la tête, se mit debout et se dirigea vers la porte.
– Bahar ?
Elle se retourna. Sa main s’était crispée sur le battant.
– Tu continueras à me parler la prochaine fois ?
Elle eut l’air prise au dépourvu. Elle hasarda un sourire un peu triste, haussa les épaules, et s’en alla sans un mot.
Phileas rangea ses affaires, ferma le cabinet et alla rejoindre Mathilde dans la cour du Temple. Elles y marchaient parfois le soir. Ce soir-là était particulièrement clair ; aucun vent ne faisait tinter l’E de bronze contre les colonnes. L’ombre que la lune projetait sur Phileas touchait le temple. Mais il gardait la tête rentrée, ruminant la conversation avec Bahar.
– C’est pas moi qui vais l’empêcher de mourir, finit-il par dire. Pas moi… Je l’ai vu trop de fois.
– Je sais. Mais il n’y a plus de place ailleurs, dit Mathilde.
– On ne confie pas une suicidaire à quelqu’un qui veut mourir… Il lui faut quelqu’un qui ait encore un peu d’espoir. Quelqu’un de jeune ! Plus jeune que moi.
– Non, dit-elle fermement. Quelqu’un de jeune risque de paniquer. On apprend à ne pas le montrer, à se détacher…
– Mais je ne peux pas me détacher ! explosa Phileas. Je sais déjà que ça va me fendre le cœur quand elle va mourir. Neuf cents ans, Mathilde, et la mort trouve toujours un craquement où se loger. Toujours !
Elle n’osa pas répondre. Il n’attendait pas de réponse.
Mathilde n’était pas étrangère à la mort, car personne à cette époque ne l’était et les médecins moins que les autres. Mais retranchée dans son laboratoire, elle était très peu au contact des malades ; elle s’était rendue indispensable en tant que pharmacienne pour fuir le contact direct et l’impuissance qu’elle ressentait face à la souffrance. Phileas se rendit compte qu’elle ne marchait plus à côté de lui, et lorsqu’il se retourna, il la vit immobile entre les statues. Elle tenait son manteau contre elle pour se protéger du froid et fixait le vague. Elle lui sembla soudain fragile, aussi fragile que lui.
Puis elle s’aperçut qu’il s’était immobilisé à son tour. Elle le regarda et sourit. Elle fit quelques pas pour le rejoindre, et elles restèrent ainsi côte à côte. Phileas, dans le silence, contemplait le paysage qui s’étendait à ses pieds : là-bas, la lune éclairait aussi le bois, et plus loin encore, la double crête du Parnasse.
– C’est dur, dit-elle doucement.
Et Phileas hocha sa tête de géant.
– Oui.

Bahar continua à venir et à parler. Ce n’était pas particulièrement rassurant. Elle décrivait une fragilité à fleur de peau, une émotion de porcelaine si sensible qu’elle en était insupportable. Les médicaments avaient englué les débris entre eux et l’effondrement était sans cesse suspendu ; elle racontait des nuits à cracher et à sangloter, ses mains serrant des objets si fort qu’elle les cassait, les tordait, les déformait. Elle se sentait encore plus prise au piège, comme si au lieu de percer des fenêtres dans son tunnel on en avait seulement bouché l’unique issue. Phileas et Mathilde cherchèrent ensemble des ajustements dans sa médication mais chaque nouvelle combinaison mettait plusieurs semaines à faire effet. En l’absence de documentation, et les connaissances de Phileas se heurtaient ici à leurs limites, c’était désespérant de lenteurs et de tâtonnements.
Les plantes sur les bras de Bahar prenaient de l’ampleur. C’était quelque chose qui semblait la rassurer ; elle exprimait parfois la crainte que ces plantes ne meurent avec elle, et en se raccrochant à cette vie agrippée à ses bras, elle s’éloignait de sa propre mort. L’été refluait lui aussi. Les pluies de l’automne commençaient à tomber. L’arbre du péristyle se couvrit d’orange et d’or, et la grande salle du temple devint comme un sol de forêt.
Lors des séances avec Bahar, c’était désormais Phileas qui gardait parfois le silence. De lui dire qu’il fallait rester en vie, cet impératif lui semblait absurde, autant que le chemin tortueux qui le conduisait d’une mort à une autre ; il aurait dû mourir bien longtemps auparavant et cela n’avait pas eu lieu. A partir de là, il n’y avait plus d’impératifs, seulement des décisions.
Phileas comptait les jours.

– Tu es déjà allée dans le bois ?
– L’année dernière, répondit Bahar. Et l’année d’avant, aux cérémonies.
– Mais entre les cérémonies ?
– Ah…
Elle s’agita sur sa chaise. D’une profonde entaille qu’elle s’était faite au niveau de la clavicule, une fine branche remontait en suivant la ligne de sa gorge et franchissait timidement l’angle de sa mâchoire. Elle s’était dissimulée longtemps, mais elle était devenue de plus en plus curieuse d’elle-même et finalement ne s’en souciait plus. Quelques personnes l’évitaient en conséquence, mais comme pour Phileas, elle était devenue une bizarrerie parmi d’autres.
– Oui, finit-elle par dire. Cet été. Parce que…
Elle se mordit la lèvre.
– C’est difficile… de ne pas me dire que c’est comme moi tu vois ?
Phileas hocha la tête.
– Mais différent. Je sais pas.
Elle pondéra quelques minutes. Elle grattait sa mâchoire machinalement.
– Tu sais ce qu’il va se passer ?
– Quand ça ?
– Quand tu vas mourir.
Phileas soupira. Il n’aimait pas en parler avec elle mais elle ramenait régulièrement le sujet sur la table. Il ne réussissait pas à déterminer si dans ses questions elle parlait d’elle ou de lui ; car c’était lui qui allait mourir dans les arbres mais c’était elle dont des plantes croissaient sous la peau.
– Je ne vais pas vraiment mourir.
Elle haussa les épaules. Cela signifiait probablement : C’est pareil. Phileas secoua la tête mais il fut incapable de répondre. Consciemment ou pas elle touchait à son angoisse. Les questions de Bahar disaient : Qui es-tu pour me dire que je ne dois pas mourir ?
– Je sais plus ou moins, oui. Je ne vais pas mourir mais ma conscience va plus ou moins disparaître. Non. Ce n’est pas ça. Elle va se… Elle va s’hybrider.
Elle hocha la tête.
– C’est ça. C’est le mot. Comme moi.
Il pinça les lèvres mais ne dit rien.
– Tu ne reviendras pas, dit Bahar.
– Non.
Il y eut entre elles un long silence.
– Je n’ai pas envie que tu meures, dit-elle très doucement.

Le matin du solstice était encore humide de la pluie qui était tombée sans discontinuer toute la nuit. Elle s’était interrompue une heure avant le lever du jour, au moment où Phileas s’éveillait pour la cérémonie de l’Enfant. Il était plus calme qu’il ne l’aurait cru ; quelque chose de lent et lourd s’était emparé de son grand corps.
Cette année elles seraient quatre, et Mathilde était la maîtresse de cérémonie, ce qui était exceptionnel. Ce rôle était normalement dévolu à la future doyenne, mais Mathilde avait demandé le droit d’accompagner Phileas jusqu’à la fin ; le Conseil, ému, ne s’y était pas opposé. Phileas lui-même en avait été profondément touché. Il était convaincu depuis des siècles qu’il mourrait seul.
Elles firent ensemble le chemin du temple. Le vent s’engouffrait sous le péristyle et le E tintait contre les colonnes. A l’intérieur elles descendirent dans la fosse des oracles, au cœur sacré du Temple : c’était le foyer de la Pythie, son trépied posé sur les braises, et c’était là aussi que se tenait la statue d’Apollon. Le regard du dieu était à la hauteur de celui de Phileas, et le géant eut un frisson. Ce n’était que du marbre, mais du marbre vivace, sculpté d’angles durs et francs, et les yeux étaient incrustés de bois de laurier.
A gauche de la statue, au sol, était un rectangle de marbre enlacé de lierre. Des offrandes étaient parsemées tout autour : fleurs et branches de vigne et de figuier, deux masques, une ribambelle de rubans, des guirlandes, une bouteille de vin rouge dans une corbeille, quelques scarabées morts et même une mue de serpent. Elles s’y agenouillèrent et Phileas lut l’épitaphe qui était encore visible sous l’usure du marbre : Ci-gît défunt Dionysos, fils de Sémélé.
C’était l’un des autres mystères de Delphes, et l’un de ses paradoxes. Le Temple abritait au flanc même de son dieu solaire non seulement un tombeau, mais celui d’un dieu des profondeurs. Apollon régnait sur Delphes ; mais les quatre mois de froid, de fermeture et de sommeil appartenaient à Dionysos. A lui était consacré le sol gelé sous lequel dormaient les futures pousses car il était celui qui ouvrirait la terre au printemps. C’est en vertu de cette fonction qu’il était aussi l’Enfant que l’on éveillait au cœur de décembre.
Juste sous l’inscription était posé un coffre en bois de la taille d’une main.
Il y une longue minute de silence. On entendait le feu crépiter dans l’immensité du temple et le vent qui chuintait contre les murs à l’extérieur. Phileas se laissa dériver dans les bruits, dans l’atmosphère opaque du temple, dans ce qui allait venir et ce qui allait peut-être rester. La statue d’Apollon, au-dessus d’elles, restait immobile.
Le petit coffre fut emporté à l’extérieur. Le matin était venu en gris. Une brume fine s’était déposée dans la cour du Temple, et sur le chemin qu’elles empruntèrent le long du théâtre. Le bois était proche, mais le doyen et les deux vieilles prêtresses marchaient lentement, ce qui convenait à Phileas. Il était particulièrement conscient de l’immensité de son corps troublant le paysage. Autour d’elles, l’humidité glacée s’enfonçait dans leurs vêtements, imprégnait le chemin et enveloppait les arbres proches.
Enfin Mathilde s’immobilisa au cœur du bois et déposa le sac à dos qu’elle transportait. Celle qui portait le coffre le déposa au sol et, solennellement, le doyen s’agenouilla pour l’ouvrir. Il contenait une graine unique et des cotons humides. En parallèle de l’Enfant symbolique, l’enfant Dionysos, cette graine – une graine de laurier – était l’Enfant véritable, celui qui serait enterré maintenant au cœur de l’hiver et ressurgirait au printemps. Elles lui préparèrent un berceau de terre sous les feuilles mortes, racornies et détrempées, et l’y déposèrent, sans une parole, sans un chant, sinon des sourires échangés. Cela se fit dans le silence bruissant des arbres et la ponctuation des gouttes.
Puis Mathilde défit les lanières de son sac. Phileas sentit un frisson familier le parcourir qui n’était pas dû à la brume ni au froid, mais au sentiment qu’il approchait près, extrêmement près de la ligne. Ce n’était pas la première fois. Il était même déjà venu en étant certain de mourir. Mais c’était longtemps, très longtemps auparavant ; ici, il sentit cette certitude le déborder et sa peau soudain sensible, son cœur fébrile et la gorge nouée, des larmes au bord des yeux. Il songea à Bahar qui elle aussi avait joué à l’équilibriste sur la ligne. Bahar qui ne voulait pas qu’il s’en aille, lui, tant qu’elle ne serait pas partie.
Mathilde tendit la main à l’une des deux prêtresses dont les rides esquissèrent un sourire timide. La vieille femme prit la main tendue, et dans un geste léger elles s’étreignirent longuement, longuement dans le silence du bois. Lorsque l’étreinte se termina, les deux femmes avaient des larmes dans les yeux, mais Mathilde souriait toujours, et la vieille femme serrait sa main. Elle la guida doucement vers un grand pin ; la prêtresse se plaça d’elle-même dos au tronc et posa ses paumes contre l’écorce. Elle était vêtue, comme les trois autres, de vêtements conçus en fibre végétale dont la teinte grise se mêlait aux arbres et à la brume. Mathilde trancha une plaie dans le tronc d’où s’écoula immédiatement une sève abondante, dont elle enduisit les mains, la gorge, les chevilles de la prêtresse, comme on caresse, délicatement. La vieille femme avait fermé les yeux, et si ses lèvres tremblaient, c’était imperceptible.
Mathilde sortit de son sac une longue seringue. Elle était déjà remplie. Elle plongea l’aiguille dans le cou de la prêtresse à travers la couche de sève et lentement fit glisser tout le liquide dans ses veines. Phileas observait immobile. C’était là, dans cette seringue qui se vidait, qu’était la mort qui n’était pas une mort, la mort des arbres, la mort de Delphes. La surface de sa peau semblait frémir et le pin également, ou ce n’était peut-être que le vent qui agitait ses branches dans les hauteurs ; mais la sève s’était déjà solidifiée, enserrant la gorge frêle et empêchant le corps de tomber. Quelque chose murmura sur son visage inconscient. Mathilde, d’une main douce, répandit ce qu’il restait de sève sur ses lèvres entrouvertes.
Puis elle tendit la main à Phileas.
Il refusa d’abord mais s’élança dans le même geste et tomba à genoux. Il dépassait encore Mathilde, mais elle tenait sa main dans ses deux mains et elle lui souriait à lui aussi. Toujours agenouillé, il se plaça ainsi que la vieille femme l’avait fait ; il était grand, mais les pins étaient plus grands que lui. Il sentait une palpitation dans sa poitrine et la chaleur qui annonçait le vertige. La sève était gluante et fraîche. Elle cristallisait rapidement sur sa peau et de toutes petites piqûres le transperçaient, sur les mains et dans la gorge, et il les sentait déjà se répandre dans son corps. Mathilde allait lentement. Phileas ne tremblait pas mais son cœur battait violemment dans l’espoir et dans l’angoisse ; car il ignorait si l’immortalité nouée dans son corps accepterait, en tout dernier lieu, cette métamorphose.
Elle se mit sur la pointe des pieds et le regarda droit dans les yeux alors qu’elle plantait l’aiguille dans son cou. Son autre main s’appuyait sur son épaule, et il sentit dans ce contact toute la compassion de Mathilde, et le dernier accompagnement, celui qu’il n’espérait plus.
Il sentit le frisson sur son visage lui aussi.
Puis la torpeur immense s’empara de sa conscience. Irrésistible et violente, venue des profondeurs de son sang. Elle monta dans son corps, engourdit sa peau puis ses muscles, sa poitrine qui se serra de terreur, tout son corps tordu et sa colonne douloureuse et toute la douleur s’estompa étrangement, et enfin la torpeur toucha la base de son crâne – et ce fut noir – noir – noir.

Les chants. Les voix qui s’élèvent une par une. La voix de Mathilde, la voix de Bahar, la voix d’Iphinoé. Le vent qui se rue dans les pins toujours verts. La sèvre cristallisée qui vibre et chante elle-même, dans son murmure infime. Le craquement des feuilles sous le pas des hommes et des femmes de Delphes qui continuent à affluer. Un chant commun de matières et de voix, qui n’est pas beau mais simplement ensemble, comme une façon de communiquer par vibrations avec celles qui n’entendent plus. Le chant se faufile sous l’écorce, les frémissements de la sève se communiquent à la peau. Dans le ventre des arbres, le végétal fouille la chair et la prend à lui : il la transperce de branches, il y dépose ses feuilles et la sève ambrée se mêle au sang. Le géant est enlacé d’écorce. Le temps est redevenu présent pour celui qui meurt. Au sein de l’inconscience, sa conscience d’être humain se métamorphose elle aussi, et lorsqu’il en émergera la matière même de son cerveau aura changé. Pour l’heure, le chant opère le délicat travail de lier entre elles les cellules humaines et les cellules végétales, en faisant vibrer l’air autour, le sang dans le corps et la sève dans les arbres, heurtant, embrassant les matières. Celles qui se tiennent à proximité des arbres voient la forme des corps sous l’écorce frémir. Mathilde pose la main sur Phileas, et elle ferme les yeux.