Chapitre 12 : Le jour des funérailles

Le jour des funérailles, il faisait un temps étonnamment agréable. Gris, mais il ne pleuvait pas ; et le froid était juste suffisant.
Phileas terminait de vérifier l’emplacement. Bien que convenablement vêtu pour l’occasion, l’allure du médecin, dans son costume recousu pour s’adapter à ses mesures, restait dépareillée. Sachenka, postée dans l’église où Cassandre et Louise installaient le cercueil, l’observait avec une certaine curiosité. Il se déplaçait peu ; il restait debout, immobile, et seul son regard bougeait. Il avait des yeux singulièrement vifs, et elle sursauta lorsqu’il se tourna vers elle.
Mary Williams, accompagnée de Beth, fut extrêmement ponctuelle. Le padre vint les accueillir. Heather vint juste après elles, puis une poignée de proches les rejoignirent, et la cérémonie commença. Collé contre le flanc de la veuve, un petit garçon contemplait l’agitation en silence. Sachenka se tenait en retrait ; on ne lui avait pas vraiment assigné de place, et elle aurait souhaité sortir, mais le padre avait commencé à parler et elle n’osait plus. Tout le monde avait l’air si sérieux et si triste, et elle était incapable de se sentir triste elle-même, bien que confusément elle sente que ce serait mieux. Elle fut soulagée lorsque, le discours de Lope achevé, la mère du défunt ne prononça sur l’autel que quelques mots étouffés de larmes, et que la veuve déclina l’invitation d’aller parler. Elles sortirent toutes.
Phileas était resté dehors. Il se leva lorsque les invitées entrèrent dans le cimetière. Louise était assise sur le muret à côté de lui, dans une longue robe blanche. Sachenka se glissa auprès d’elle, et elle lui adressa un sourire absent et léger ; la jeune fille répondit maladroitement, ignorant s’il était avisé de sourire à des funérailles. C’était son premier enterrement. Sa mère, comme toutes les victimes de l’ancien laboratoires, n’avait eu droit à aucun honneur. On ne touchait pas ces cadavres, car on craignait qu’ils ne répandent la maladie étrange qui y emportait, inlassablement, de nouvelles personnes. Sachenka y était allée, elle ; elle était allée voir le corps ; et le rictus sur son visage, et les griffures et les membres brisés. Ce n’était pas le tabou qui l’avait retenue d’étreindre sa mère une dernière fois, c’était l’horreur.
Dans un silence troublé par les reniflements de Mary et les chuchotements du petit garçon, le médecin guida les quatre porteurs du cercueil jusqu’à l’emplacement qu’il avait choisi. Ils descendirent la bière dans le trou. Phileas avait retiré toutes traces d’une précédente occupation, si bien que la fosse semblait avoir été creusée expressément pour le présent défunt.
De la terre fut jetée, et des fleurs, de celles qu’on achetait pour un rien aux marchandes de rue. Quelques mots encore furent prononcés. Les gens ne s’attardèrent pas. La sœur, seule, s’agenouilla au bord de la tombe fraîchement fermée, sous la vigilance de Phileas. Lorsqu’elle se releva, elle lui lança un regard féroce et rejoignit, comme à contrecœur, sa mère et sa belle-sœur à l’intérieur de l’église. Louise, d’une légère pression dans son dos, indiqua à Sachenka de les suivre, et celle-ci obéit.

Phileas était rentré à la suite de Beth Williams, et Sachenka entra à sa suite. Cassandre, assurée que les invitées étaient prises en charge, sortit rejoindre Louise.
Le muret où elle était restée perchée délimitait un enclos potager, planté là entre les tombes, piqué de quelques tiges et pratiquement vide. Louise contemplait la terre retournée.
– Il n’y a rien qui survit ici, lâcha-t-elle lorsque Cassandre s’assit près d’elle. Regarde…
– Et tes plantes ?
– Oui ! réagit-elle vivement. Oui bien sûr. C’est différent. Je m’en occupe.
Les plantes que Louise élevait dans le secret de sa chapelle étaient son trésor. Le sourire de Cassandre désamorça l’indignation de sa compagne, et elle se laissa aller à sourire elle aussi. Louise avait un sourire doux, empreint d’une certaine timidité ; il venait rarement éclairer son visage, non pas qu’elle ne ressente aucune joie, mais elle la réservait pour elle-même. Ses cheveux blonds, qu’elle n’attachait jamais, s’étaient emmêlés dans les bretelles de la robe. La lumière blanche qui perçait à travers les nuages les parsemait de légers éclats. Elle baissa les yeux.
– J’aimerais qu’elles prennent un peu plus le soleil. C’est l’air de cette ville qui est toxique.
– L’important c’est qu’elles aillent bien…
Louise haussa les épaules.
– Et Sachenka ?
– Elle est calme et elle obéit. Ça me va.
Cassandre ramena ses genoux contre elle. Elle fixait le vide, et Louise ramena son attention sur elle, empreinte d’une légère inquiétude.
– Elle commence ce soir. Elle est avec Nemo et Daniel.
– Tu es toujours inquiète ?
Cassandre acquiesça en silence. Louise lui prit les mains.
– Ça va aller. Elle est solide. On a soigné le corps ensemble, elle réagit très bien. Et Nemo est gentille avec elle.
– Oui…
La porte du chœur se ferma. Cassandre poussa un soupir. Elle sauta au pied du muret, sourit à Louise, et se détourna pour entrer dans l’église.
Les proches et la poignée d’autres personnes invitées étaient toutes parties. La matinée se terminait ; Sachenka aidait le padre à remettre le poêle et les tapis à leur place, et Phileas avait retiré son costume. Cassandre traversa l’église et sortit de l’autre côté. Lorsque Sachenka s’éclipsa pour rejoindre Louise, le médecin se rapprocha de Lope.
– La sœur sait, dit-il.
– La mère aussi, sans doute, répondit le padre.
Et il haussa les épaules.
– Elles font semblant. Comme nous.
– Serait quand même plus simple de récupérer directement le corps à la place de toute cette mascarade…
– Elles en ont besoin, répliqua Lope. Même si tout le monde sait, presque tout le monde – ça les indignerait beaucoup plus si rien ne prétendait à une mort normale, un enterrement normal. C’est pour ça qu’elles viennent nous voir. On n’a pas besoin de les bousculer, Phileas – pas maintenant. Particulièrement pas maintenant.

Nemo ni le chapelier ne firent mention de l’incident.
La jeune fille se montra extrêmement soigneuse. Melville Hatter, lui, se renferma ; il ne lui adressa la parole que le strict minimum, et grogna le reste du temps. Lorsqu’elle entrait dans sa chambre, il était crispé sur lui-même, ses mains comme des serres autour de ses bras. Avec le masque, il ressemblait véritablement à une statue. Il limitait au maximum les interactions. Il effaçait sa présence, comme si, songea Nemo, il voulait qu’elle oublie l’incident en l’oubliant lui-même. Il y avait chez lui ce même mouvement, systématique dès lors qu’une explosion de colère ou de désespoir venait troubler le cours stagnant de sa vie, ce mouvement de retrait précipité, à tout prix, de honte, de silence. Et la conscience, d’un côté comme de l’autre, que ça ne suffisait pas, que les choses ne s’oubliaient pas.

Chapitre 13 : Les corbeaux >