
Morphée ! Morphée ! Morphée !
Ça cogne dans son crâne.
Morphée ?
Morphée ! Morphée ! Morphée !
Lui, il n’entend que les voix, les voix qui bourdonnent, qui brouillent son nom, sa tête qui va éclater. Les voix. Les voix. Les voix. Morphée. Morphée. Morphée. Elles disent : C’est nous. Nous sommes encore là. Et puis : Morphée ! Morphée ! Morphée ! Et puis : Nous ne t’oublions pas. Nous ne t’oublions pas. Il se bouche les oreilles, mais ça ne sert à rien, elles sont à l’intérieur, les voix. Il entend un hurlement – mais ça ne sert à rien. Il s’est longtemps déchiré la voix sur le silence. Il entend sa propre voix qui se fait mal. Il ne veut pas ouvrir les yeux. La maison se contracte sur elle-même, les papillons s’étouffent dans les murs – et puis : Morphée ! Cette voix : distincte ? La terreur le prend : qu’est-ce qu’elle fait là ? Qu’est-ce qu’elle va faire maintenant ? Il se frappe la tête contre le mur, une fois. Qu’est-ce qu’elle a vu ? deux fois. Est-ce qu’elle a entendu ? trois fois. Arrête. Fort. Ça ne lui fait rien. Est-ce qu’elle sait ? quatre fois. Qu’est-ce qu’elle sait ? Plus fort. Morphée. Morphée !
Une douce sensation de chaleur.
Fais quelque chose.
Morphée ?
Elle crie, elle répète son nom. Elle brûle. Ça brûle. Morphée. Morphée. Morphée. Nous ne t’oublions pas. Il gémit. Morphée. Encore son nom. Morphée. Morphée.
Il lâche un cri de douleur, c’est comme si d’un coup on lui avait plaqué un tison sur la poitrine. Les voix se tordent, se brouillent. Ça brûle. Ça brûle.
Morphée ouvre les yeux.
Nemo a aplati ses mains contre le mur, là où le couloir est obstrué.
La brûlure le sort de sa torpeur. Des cloques gonflent sous les paumes de Nemo. Il la voit grimacer, une sueur abondante coule sur ses tempes. Elle a les cheveux collés au front, elle presse de tout son poids contre le mur, et elle pleure, elle se met à pleurer de douleur.
Le mur bouillonne. Les papillons grésillent entre les doigts de Nemo et partent en fumée. Les voix se rassemblent ; des vagues qui claquent comme un fouet sur Morphée, chaque fois qu’il tente de se redresser, et le plient en deux, haletant, une main agrippée à sa poitrine.
Les papillons qui s’échappent viennent s’écraser sur les murs latéraux, leurs ailes percées de trous. Ils s’amoncellent les uns sur les autres. Leur masse avale lentement les lits, libérant le couloir et confinant les voix dans un goulot d’étranglement. Le hurlement cède aux râles, puis ce n’est plus qu’un filet de voix qui cogne contre les cloisons. Nemo est en nage, elle tousse. Elle a les doigts plantés dans le mur. Elle fixe Morphée. Enfin, il se redresse tout à fait, titube.
Elle a les yeux qui étincellent. Ils sont très beaux, très sombres.
– Fais quelque chose !
Elles sont collées au même mur, très proches, Morphée presque affalé mais debout, Nemo les bras qui tremblent, des larmes irrépressibles coulant sur ses joues. Il lui crie de lâcher. Elle ouvre la bouche pour répondre, mais son corps s’écroule.
Morphée ferme les yeux.
Il y a un instant de silence. Les papillons ont suspendu leur vol. Certains sont tombés et se consument au sol.
Mais ils ne font pas de bruit.
Lentement, ils reprennent leur migration. Leur multitude engloutit l’espace. Ils couvrent les lits, colmatent les derniers murmures qui s’étranglent dans la poussière. Une faible lumière commence à filtrer par la cloison qui bouche le couloir.
Morphée ouvre les yeux.
Il plonge la main dans le mur. Il tire d’un coup sec ; la douleur perce son corps et un spasme le secoue, mais il tient, et il arrache furieusement ce qui lui barre encore la route. Enfin, lorsque le mur n’est plus qu’un fin tissu déchiré de toutes part, Morphée balance son poing et la cloison explose.
Il recule.
Il est là, pantelant, face à la sortie qu’il vient d’ouvrir.
D’une main, il se tient la poitrine ; l’autre pend à son côté. Il est debout, droit, il tremble. Il sent encore la brûlure qui court sur les bords déchiquetés de la brèche, et la chaleur de ses mains irritées, et l’empreinte des paumes de Nemo, comme une douleur fantôme.
Les murmures se sont tus.
Nemo s’approche, prudemment.
Elle contemple la déchirure. Les lambeaux se fondent dans les murs du couloir, adoucissant les angles agressifs, à mesure que les papillons s’apaisent et replient leurs ailes. Elle égare sa main au-dessus des contours écorchés, les effleurant du bout des doigts.
Elle ferme les yeux et respire lentement. A côté d’elle, les longues, profondes inspirations de Morphée font écho au battement, de plus en plus lent, des ailes des papillons.
Elle s’assoit. Lève les yeux vers lui. Il a la tête baissée.
– Morphée ?
Il ne répond pas.
Une tempête – le silence.

Il la regarde partir.
Il regarde jusqu’à ce que la silhouette se soit dissoute dans la pénombre du couloir. Elle connaît la route, maintenant. Elle a dit : Je vais revenir. Je te jure que je vais revenir.
Il la regarde partir.
Il a peur qu’elle ne revienne pas Il a peur, qu’elle ait eu peur à son tour, qu’elle ait entendu les voix, et compris quelque chose peut-être qui la gardera éloignée de lui, dans un silence épais. Mais cette peur est engourdie, comme toutes ses émotions. La tornade est passée, Morphée est essoré, épuisé.
Il se rappelle seulement d’une chaleur, douce et étrange, d’une brûlure qui le maintient, encore et maintenant, éveillé. Debout.

Nemo se glissa dans sa couche sans faire de bruit. Elle espérait gagner un peu de sommeil avant l’heure de travailler. Elle ramena autour d’elle les longs lambeaux de tissus, se couvrant le mieux possible, emmitouflée dans ses propres vêtements. La masse au sol était assez épaisse pour les protéger du froid et de la dureté de la pierre, mais le vent qui traversait l’église, hululant doucement le long de la voûte, venait parfois s’infiltrer dans leur nid.
– Nemo ?
Elle sursauta.
– Pardon, murmura Sachenka.
Nemo se retourna vers elle. La jeune fille était blottie dans ses couvertures, couchée sur le côté. Elle avait les yeux grands ouverts, et ses cheveux blonds étaient emmêlés entre les chiffons qui formaient son oreiller.
– C’est pas grave, dit-elle doucement. Tu ne dors pas ?
Sachenka secoua la tête.
– J’y arrive pas.
– T’es fatiguée ?
– Ça va…
Nemo eut envie de prendre dans les siennes la petite main pâle qui était posée sur les couvertures. Elle se retint. Troublée, elle détourna les yeux.
– Il est tard, souffla Sachenka. Je crois que les usines sont en train de s’allumer.
– Oui. Je les ai entendues en rentrant.
– Pourquoi t’es rentrée ?
– J’étais dehors, dit Nemo. Tu veux qu’on sorte ?
– Tu veux pas dormir, toi ? répondit timidement Sachenka.
Nemo haussa les épaules.
Elles se levèrent discrètement, descendirent l’escalier et sortirent par le fond du chœur, dans le cimetière. Le ciel était couvert, et il faisait encore complètement nuit ; on y voyait très peu. Elles cheminèrent jusqu’à l’enclos potager et s’assirent sur le muret.
Le silence s’étira, inconfortable, mais ni l’une ni l’autre ne savait quoi dire. Nemo était assise en tailleur, et elle jouait nerveusement avec ses mains, regardant tantôt le ciel, tantôt les tombes, parfois la haute silhouette de l’église qui se découpait sur les nuages.
Des yeux brillants apparurent derrière une stèle. Sachenka siffla doucement et se laissa glisser au bas du muret. Le Mérovingien, trahi par la blancheur de son poil, luisait dans l’obscurité. Il s’approcha à petits pas, flaira les mains tendues de Sachenka, et y frotta sa tête ; Nemo descendit à son tour, et enfouit sa main dans les longs poils du chat. Il se roula en boule et se mit à ronronner.
Elle lui abandonna le Mérovingien pour aller faire quelques pas. Les stèles avaient porté des noms, longtemps auparavant, si longtemps que la majorité en était illisible ; celles dont on pouvait encore lire les dates remontaient au siècle précédent. Il faisait trop sombre pour lire, mais Nemo connaissait le cimetière par cœur. Elle marcha jusqu’au fond du jardin, où un second chat, un matou aux poils courts et roux, sortit de l’obscurité pour se frotter contre ses jambes. Elle se baissa pour le câliner.
Lorsqu’elle revint vers l’église, le Mérovingien était parti. Sachenka, assise sur le muret, regardait les nuages qui s’éclairaient lentement.
La ville s’éveillait autour de l’église, et avec elle le grondement des usines, les cris des vendeuses et des dockers, le piaillement des enfants dans la rue, et lorsque le soleil fut levé – du moins, ce qu’on pouvait en deviner – la trompe qui annonçait l’amarrage d’un bateau sur le quai. Nemo la rejoignit et s’assit à côté d’elle. Elles restèrent ainsi quelques temps, en silence, puis il fut l’heure de débuter la journée, et elles rompirent leur solitude double.