
La foule était partie. Il faisait nuit.
Nemo cueillit une fleur. Elle fit ça rapidement, comme si elle volait ce morceau de couleur au milieu du gris de la ville, morceau de mémoire aussi. Elle la rangea dans une poche de sa chemise, et sortit dans la rue.
Une pluie légère tombait sur la ville. A cette distance, il ne subsistait du fleuve qu’une vague puanteur, diluée dans la fumée des usines.
Nemo allait d’un pas sûr, empruntant un réseau de petites rues pour s’assurer de croiser peu de monde. Il y eut une femme qui recula, effrayée, dans l’obscurité d’une porte, et une volée d’enfants qui se dispersa à son approche. Elle changea de route.
Il lui est plaisant d’errer ainsi, dans le chemin sinueux des ruelles, bondissant d’une flaque à l’autre sous le linge suspendu. Elle a besoin de marcher. Un pas après l’autre, sa mémoire s’effiloche, comme retenue par l’entrée béante qui reste derrière elle. Les détails se confondent ; il lui semble qu’elle dévide un long rêve sous ses pas ; et, au-delà du rêve, Morphée.
Elles se sont dit au revoir comme si c’était pour toujours. Elle lui a assuré pourtant qu’elle allait revenir, mais il n’a pas semblé la croire. Son inquiétude l’a bouleversée. Elle pense à la foule qui prend pour un monstre ce dieu misérable, enfermé dans ses propres murs.
De la foule, ses pensées dérivent sur celles qui tombent malade et celles qui sont mortes, disloquées sur le seuil de Morphée. Ces corps tordus, déformés de cauchemars qui tombent comme des mouches, chaque semaine. Elle frissonne, ralentit. Machinalement elle tâte ses bras, son ventre et son visage, pour s’assurer que tout est bien à sa place.
Elle emprunta la porte de service de l’église. Une chaleur bienvenue l’accueillit ; la nuit n’était pas très avancée, et le poêle rougeoyait au centre des piliers. Il peinait à éclairer la voûte. Ses flammes dessinaient des ombres larges, dédoublées par le halo des bougies. Tout autour du foyer, des tapis couvraient le sol, et des tentures chamarrées étaient suspendues entre les piliers. Une femme aux longs cheveux cendrés était assise devant le poêle, et remuait la braise avec un tison.
– Oh Nemo. Cassandre te cherche dehors.
Elle avait élevé la voix sans se retourner. Nemo vint s’asseoir auprès d’elle, tendant ses mains vers le foyer. La femme se leva.
– Reste au chaud. Je vais le prévenir.
– Merci Louise…
Elle se rendit jusqu’à une petite porte au fond de l’église, dissimulée derrière une tenture, toqua.
– Padre, Nemo est rentrée.
– Mon Dieu !
Un homme au crâne dégarni se précipita vers elle. Nemo n’eut pas le temps de se lever qu’il l’étreignait avec force.
– Mon Dieu Nemo… Tu es vivante !
– Je suis partie depuis… longtemps ? hasarda-t-elle.
– Deux jours !
Elle reçut la durée comme une gifle. Il lui semblait n’être restée que quelques heures, une journée, le temps que la nuit tombe. Mais la fébrilité du padre était, quelque part, rassurante ; elle ancrait la mémoire flottante que Nemo gardait de chez Morphée. Sur la route, elle s’était surprise à douter qu’elle y était réellement restée.
– Mais Phileas… Melville Hatter…
– Cassandre et Louise se sont relayées à ta place.
Il s’agenouilla à sa hauteur.
– Qu’est-ce qu’elles t’ont fait, Nemo ? Elles t’ont fait mal ? Tu vas bien ?
Il était bouleversé.
– Je suis tellement, tellement désolé…
– Nemo !
La porte s’était ouverte sur une seconde femme plus âgée, et son visage avait chaviré. Elle se précipita sur Nemo et la prit dans ses bras à son tour – une étreinte de soulagement intense, qui acheva de la convaincre qu’elle n’avait pas rêvé.
Nemo prit conscience qu’elle tremblait, et soudain, sans qu’elle ne le veuille ni ne puisse le retenir, elle se mit à pleurer. Accrochée à Cassandre, les mains du padre sur ses épaules, elle versa les larmes de colère et de fatigue qu’elle avait réservées tout le long du trajet, les larmes de honte, de peur, de douleur. La haine de la foule et l’effroi et l’injustice, le soulagement trahi et la rencontre et le croisement trop intense des émotions, toutes les larmes qu’elle n’avait pu déverser face à la foule, face à Morphée.
Cassandre la serra longuement. Enfin, alors que ses pleurs s’espaçaient, elle s’écarta, conservant tendrement la main de Nemo dans les siennes.
Louise s’était éclipsée en silence.
– Tu es blessée ?
– Je me suis fait mal quand on m’a jetée dans la cour. Je suis tombée sur les pavés.
Le padre crispa les poing, mais il garda le silence.
– Plus tard, Lope, dit doucement la femme. Nemo. Tu nous raconteras demain. Tu as mal où ?
Nemo toucha ses côtes. La douleur s’était atténuée depuis sa chute.
– Ça va mieux.
– Tu as faim ?
– Oui, réalisa-t-elle.
– Il reste du bouillon, lança Louise depuis les piliers. Froid.
– Ça fera l’affaire.
Elle apporta une écuelle remplie d’un liquide clair. Nemo but avidement.
– Je vais retourner travailler, dit Lope. Nemo… Tu viendras me voir pour me raconter ce qu’il s’est passé ?
Elle hocha la tête.
– Cassandre ?
– Je reste avec elle.
– Merci.
Il s’éloigna jusqu’à son bureau. Elles éteignirent le poêle, déposèrent l’écuelle près de la porte de Louise, et grimpèrent en silence l’escalier qui menait à l’étage. Il y avait là deux couches faites d’une multitude de tissus entassés ; Nemo rapprocha la sienne, et elles se blottirent chacune dans leur lit. Cassandre prit ses mains et lui sourit.
– Tu veux un conte ?
– Oh oui !
Le visage de la jeune fille s’était illuminé. Cassandre rit, et, tout bas pour ne pas troubler l’écho sous les voûtes, elle conta les énigmes de l’Hôte Aveugle au roi Heidrekr.
– Roi Heidrekr, réfléchit à l’énigme…
Nemo, qui connaissait le chant, chuchotait les réponses lorsqu’elle s’en rappelait, et souriait lorsqu’elle avait touché juste. Le conte l’entraîna loin des évènements, de l’épuisement. Elle énuméra le pont au-dessus de la rivière, et le feu caché dans l’âtre ; le soleil et la joute d’échecs, le sang qui ne se tait jamais, et le cheval à huit pattes.
– Dis-moi cela pour en finir, récita Cassandre, si tu es le plus savant des rois : que dit Ódinn à l’oreille de Baldr avant qu’il fût placé sur le bûcher funéraire ?
Elle laissa se suspendre une seconde.
– Le roi Heidrekr dit…
– Toi seul sait cela, créature monstrueuse, compléta Nemo, comme un écho.
Et le chant se terminait ainsi.

Une main qui frôlerait le mur sentirait le relief des papillons, encore confus, collés en grappes. Une aile large s’extirpe ; elle se met à battre, frappant les petites têtes recroquevillées. D’autres s’agitent, déplient leurs antennes. Un long tremblement parcourt les murs. Les papillons s’éveillent, tirant, se démenant pour sortir. Les frissons se transforment en spasmes. Violents. Ils jaillissent et se percutent ; le choc détache les écailles, déchire les ailes terreuses. Les particules flottent, déplacées par les vagues d’assauts. Morphée voudrait endiguer le massacre, mais des milliers de petites blessures le piquent, l’épuisent, il secoue la tête, il refuse de penser, non – Qu’est-ce que tu as fait ? Ce sont les voix qui murmurent. Qu’est-ce que tu as fait ? Et des soupirs martelés, embrouillés dans la souffrance des papillons : Qu’est-ce que tu as fait ?
Les murs se contractent autour de lui. Il tombe à genoux, le front au sol, et la litanie incessante – Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu as fait ?
Les mains agrippées à son visage, il ferme les yeux pour se remémorer le regard de Nemo. Une fois de plus, les voix le forcent, le dépècent, mais lui – il se rappelle d’une étrange chaleur.
Il serre ses bras autour de son torse. Doucement, il se balance, et peut-être qu’il murmure, qu’il chante, très bas, pour bercer son corps meurtri. Il presse ses mains sur sa peau glacée. Il est effroyable ce corps qui porte les marques de sa propre violence, si plein de désespoir, labouré des infinies petites coupures des papillons. Il se tient violemment, car il voudrait tout arracher ; il voudrait que ce ne soit pas lui, que ça ne fasse plus mal de se blesser.
Morphée éclate en sanglots. Ce sont des pleurs secs, heurtés. C’est quelque chose qui se brise en lui, qui éclate dans le silence de son corps, des châteaux de sable qui s’effondrent et la honte, et la rage, et la peur dans cette cascade coupante qui dispersent leurs grains dans les replis de la chair, venant gratter, craqueler, fissurer la peau, appeler l’air libre et froid…
Il émerge. Il lui semble maintenant que Nemo l’a réveillé et qu’il ne voulait pas. Il pleure d’être conscient, Morphée, de voir tout ce qu’il a fait, et tout ce qu’il lui reste à faire ; mais, ainsi que la toute petite boîte au fond de la boîte de Pandore, c’est aussi de soulagement qu’il pleure, et c’est aussi d’espoir, car enfin il est éveillé.