Chapitre 7 : Sous les toits

Daniel et Nemo étaient restées longtemps sans parler. Elles promenaient, simplement, leurs mains l’une dans l’autre, tissant une trame invisible entre leurs paumes. Daniel avait renversé la tête en arrière, et regardait le ciel. Il faisait gris, puisqu’il ne faisait jamais grand-chose d’autre ; un gris épais qui ne laissait passer aucune étoile. Même en hauteur, elles étaient encore dépassées par les cheminées d’usine qui hérissaient l’horizon.
Nemo finit par se lever. Elles dévalèrent les escaliers de l’autre côté. Cette ruelle ne donnait pas directement sur l’entrée des logements ; mais même ici, la foule grouillait. Elle était si affairée, à cette heure du soir où beaucoup ignoraient encore où elles passeraient la nuit, que personne ne prêta attention à elles. Une part se précipitait vers les hospices, quand d’autres commençaient à se résigner. Il y avait les essaims d’enfants qui bondissaient entre les gens, et les hommes, les femmes, assis contre le mur, blotties dans leurs haillons. Nemo, malgré le ressentiment qu’elle éprouvait, sentait son cœur se tordre à chaque soir qu’elle passait dans ces rues.
Certaines accusaient des marques de fatigue extrême. Il n’était pas toujours facile de deviner qui était rongée par la maladie, et qui s’était fait refuser un lit trop de fois consécutives. Cependant, les malades avaient cet air absent, ce regard porté vers un indéfinissable point fixe qui, après une minute d’attention, les isolaient des autres.
Nemo ne put s’empêcher de ressentir un frisson d’angoisse. Il y eut des regards tournés vers elle, des regards de crainte et presque de haine qu’elle ne sut pas soutenir. Elles mouraient. C’était aussi simple et aussi insoutenable que ça. Elles mouraient, et Nemo, parce qu’elle était née en même temps que la maladie, parce qu’elle étaient sortie vivante de leur tombeau à toutes, avait quelque chose à voir avec ça. Personne n’oserait plus la toucher, c’était vrai, mais leurs sentiments, plus qu’intacts, étaient ravivés par les évènements récents. Plus ; qu’elle soit vivante témoignait de leur geste, et cela même leur était insupportable.
Elle n’avait jamais ressenti sa différence plus violemment que depuis qu’elle était revenue de chez Morphée.
Les paroles du padre lui revinrent. Elles ont peur, de plus en plus peur. Elles étaient déjà prises dans une vie qui n’en était pas une même avant la nuit des cauchemars et la venue de Morphée. Elles regardent droit devant droit devant alors que moi… J’ai le luxe de regarder autour.
Vous ne l’avez pas.
Nemo baissa les yeux, et marcha plus vite pour gagner une zone moins peuplée.
– Il est prisonnier, reprit-elle finalement. Je sais pas pourquoi mais il ne peut pas partir.
– Mais il…
Daniel cherchait comment formuler sa question.
– Je veux dire… Il tue les gens ?
– Je sais pas.
– Il fait peur ?
Elle ne répondit pas.
– T’en as parlé à Cassandre ? au padre ?
Elle secoua la tête.
– J’ai tout raconté, sauf Morphée. Je veux pas que… Je ne veux pas que Phileas le sache mais le padre le dira à Phileas, et je ne peux pas dire à Cassandre que j’ai menti au padre, non ?
Elle reprit nerveusement la main de Daniel dans la sienne.
– Oui, oui, je comprends, répondit-il en hochant la tête. Qu’est-ce qu’il se passe avec Phileas ?
– Bah tu sais… Il est obsédé par tout ça. J’ai peur qu’il trouve un moyen d’atteindre… Morphée, ou quelque chose comme ça. Je veux pas que… qu’il… qu’il lui fasse du mal.
– Comment il ferait ça ? demanda Daniel, dubitatif.
– Je sais pas ! C’est Phileas. Je suis sûre qu’il en est capable !
Il y eut un silence.
– Bon. Personne ne te suivra là-bas, au moins. Imagine comme elles ont peur maintenant !
Elle rit, mais d’un rire pâle, encore emmêlée dans ses réflexions précédentes.
– Si elles se demandaient encore si je suis diabolique, moi, elles ne doivent plus se poser beaucoup de questions…
Daniel bondit subitement devant elle en grimaçant, les doigts crochus comme des griffes.
– Le Diable ! gronda-t-il en chatouillant son cou et ses épaules.
Elle le repoussa en riant. Il continua de sauter autour d’elle alors qu’elles marchaient, repris d’une agitation soudaine.
– C’est elles qu’on devrait balancer là-bas, affirma-t-il d’un ton péremptoire. Ça leur apprendrait !
– Ou alors le padre leur dit qu’elles ont fait un sacrifice au Diable, et elles sont damnées maintenant pour toujours…
Elles éclatèrent de rire. Nemo essayait de repousser de son esprit l’image de la foule lente et misérable qu’elle avait vue, essayait de reconstruire son unité terrifiante, celle qu’on pouvait détester, celle à qui on pouvait souhaiter tous les malheurs comme si elle ne les subissait pas déjà.
– Et l’église deviendrait riche !
– Le padre ne fait pas ça, le rabroua Nemo. Les indulgences, c’est du vol.
– Je sais…
Il faisait nuit depuis longtemps, mais il commençait à faire réellement froid. Elles marchèrent vite sur le chemin du retour. Elles grimpèrent quatre à quatre les escaliers de la pension ; au bout de trois étages elles s’essoufflaient, et, au sixième, elles s’écroulèrent contre la porte. Daniel manœuvra pour ouvrir et elles s’étalèrent délicieusement sur le lit, un matelas à même le sol, habillé d’une montagne de tissus.
Au bout d’un temps à reprendre leur souffle, Daniel se retourna brusquement pour chatouiller Nemo. Elle se défendit derechef, mais elle était douée d’une endurance moindre, et finit rapidement par crier grâce. Elle lui flanqua un coup de poing rancunier dans l’épaule alors qu’il se laissait retomber sur le dos, et il la repoussa en riant.
– C’est pas possible ! Infatigable !
Il se leva pour aller fermer la fenêtre, qui laissait entrer le froid. L’espace étant exigu, il aérait toute la journée, et de temps en temps, la nuit ; mais il se demandait parfois si la puanteur des usines et du fleuve valait vraiment mieux que l’odeur de renfermé.
En dehors du lit et d’un coffre, le seul autre meuble qui rentrait encore était un bureau, ou plutôt une table, assez basse pour que Daniel puisse y travailler assis au sol. Une grande quantité de papiers y était rangée le plus proprement possible ; une partie d’entre eux était couverte d’écriture. Ici et là, des piles de livres étaient posées contre les murs. Certains servaient à caler ou surélever d’autres objets. Ça ne posait pas de problèmes, disait Daniel, tant qu’ils restaient lisibles et en un seul morceau ; et ça n’avait rien à voir – il précisait – avec le respect qu’il leur portait.
Il n’avait jamais eu les moyens de s’acheter un livre. Tous ceux qu’il possédait lui venaient de dons occasionnels ou de quelques rares larcins, mais au fil des années, cette collection dépareillée avait pris de l’ampleur. Les filles, Luna surtout, lui donnaient certains de ceux qui leur étaient offerts par leurs clients ; en retour, elles lui demandaient parfois de descendre et de leur faire la lecture, pour le simple plaisir de voir son beau visage s’animer sous le feu de la déclamation.
Le padre, et même Phileas, lui avaient donné un livre en quelques occasions. Il avait essayé de convaincre Nemo d’en dérober deux ou trois de la bibliothèque de Melville Hatter, arguant qu’il ne s’en rendrait même pas compte, mais elle avait refusé catégoriquement.
Daniel fit demi-tour vers le lit. Nemo, allongée sur le dos, tendit les bras dans un sourire, et il se laissa tomber sur elle. Elles roulèrent sur le côté, serrées l’une contre l’autre.
– Et toi, murmura Nemo, tes conquêtes alors ?
Il se redressa sur un coude, indigné.
– Tu crois vraiment que je pensais à ça alors que t’avais disparu ?
Elle rit.
– T’as même pas besoin d’y penser…
– Personne ! protesta-t-il. J’ai essayé de revoir Madeleine, mais je crois que son père l’a emportée…
– Madeleine ?
– La fille du magicien.
– Oh qu’est-ce qu’elle était belle !
– Oui…
Elles se renversèrent sur le dos, songeuses. Nemo se rappelait d’elle, et de son père aussi, qui avait installé sa baraque au bord du fleuve. Même pour les beaux yeux de Madeleine, Daniel n’était pas venu sur les quais. Jamais Daniel ne s’aventurait au bord de l’eau ; du récit morcelé que Nemo avait recueilli, elle avait compris que sa mère était morte noyée lors du naufrage qui les avait déposés, son père et lui, sur les berges de La Chapellerie.
Elle était fascinée par sa capacité à attirer les gens. Les filles et les adultes surtout, mais les garçons aussi et parfois les enfants, venaient à lui comme des insectes vers une flamme. La fille du magicien s’y était laissée prendre. Mais pas deux fois. Ou bien son père avait flairé les problèmes, et avait repris la route, peut-être, plus tôt que prévu.
Daniel bâilla. Il n’avait pas pris la peine d’allumer une bougie en arrivant, et la chambre était trop haute pour que la lumière des réverbères atteigne la fenêtre. Elles étaient plongées dans l’obscurité.
Il se blottit contre Nemo. Elle remonta une couverture, enfouit sa tête contre lui, déjà en train de s’endormir ; et dans son esprit, le visage de Madeleine se confondait avec celui de Daniel, et celui de Daniel se diluait dans celui de Morphée.

Chapitre 8 : Interlude >