Épilogue

Daniel marche le long du fleuve.
Il est tôt, et la brume est encore fraîche. Les cheminées grondent, crachent une fumée noire qui s’emmêle aux nuages. La Chapellerie sort de son sommeil troublé, troué d’errances et de rêves, elle s’éveille comme celles qui ont dormi sur le bitume et que la pluie rappelle à la conscience.
Cela fait une semaine. L’odeur de cendres est toujours bien présente. Des traînées grises coulent dans le fleuve. L’incendie s’est arrêté au bord, c’est ce qui les a sauvées.
Daniel n’a pas vu le feu. Il était inconscient tout ce temps, délirant, au bord de la mort. L’incendie a frôlé l’église, mais il s’amenuisait déjà. Les flammes ont dansé une nuit entière, et lorsque le feu a été enfin maîtrisé, l’ancien laboratoire s’était effondré depuis longtemps. Des hauts murs, des longs couloirs et des caves secrètes, il ne restait plus rien.
Phileas lui a raconté plus tard que lorsqu’il a commencé à se réveiller, il a fallu l’attacher pour qu’il ne termine pas de se défigurer. Il l’a soigné, et il l’a gardé plusieurs jours en convalescence, plusieurs jours durant lesquels Daniel n’a pas pu se lever. Sachenka est passée deux fois, mais elle ne lui a pas adressé la parole. Elles ne se sont pas revues.
Il est allé voir. Il a marché dans les cendres, le chemin de cendres qui mène à l’arche désormais noire. Il a appelé Nemo mais elle n’a pas répondu. Il a pleuré longtemps, et pleurer lui fait mal, parce que ses muscles faciaux ont perdu beaucoup de leur souplesse. Phileas lui a dit que son visage ne se remettra pas. Une moitié est restée paralysé dans la terreur. Il surprend, parfois, sa grimace au détour d’une vitre, et il est incapable de se rappeler la teneur de l’émotion qui l’a alors étreint chez Morphée, comme il est incapable de se rappeler exactement ce qu’il s’est passé le jour de la mort de sa mère. Il ne reste que les traces de leur passage.
Les gens ne soutiennent plus son regard. Il s’exprime laborieusement entre ses lèvres tordues, et il en est venu à garder le silence, la plupart du temps. Il n’est pas retourné déclamer. Luna et certaines des plus anciennes pensionnaires, celles qui l’ont connu enfant alors qu’il venait de débarquer sur les quais de La Chapellerie, continuent de monter le voir, de lui tenir compagnie. Mais il ne peut plus accompagner leurs promenades, car cela repousse les clients ; et elles ne lui demandent plus de leur faire la lecture, car cette activité lui est devenue pénible et humiliante.

Depuis que le bateau les a débarqués sur les quais de La Chapellerie, Daniel n’est jamais retourné près du fleuve. Dans ses cauchemars, c’était la mer, toujours – toujours les vagues qui ont roulé sa mère dans leur gueule, tournée et retournée jusqu’à l’emporter, et qui l’auraient pris, lui, si son père n’était pas venu le sauver.
Puis le fleuve a emporté son père lui aussi.
Il s’assoit sur le quai, et il regarde l’eau charrier la mémoire de l’incendie. Il se rappelle des rêves de Nemo. Il se rappelle de ce qu’il a vu chez Morphée, et il laisse sa mémoire le traverser, il se laisse toucher, atteindre. Il a le sentiment confus d’avoir payé son tribut au traumatisme. Qu’il faut vivre maintenant, sorti de son cocon de cendres et de boue.