Chapitre 1 : Après le rêve

La foule marchait.
C’était une multitude d’hommes et de femmes, le regard bas, et des enfants qui collaient à leur mère. Il y avait des yeux caves, des joues émaciées, des peaux sombres que la maladie rendait blêmes et des peaux pâles noircies de fumée. Ce peuple était pauvrement vêtu ; il faisait masse, foule compacte. Silencieuse. Leurs traits étaient minés par la fatigue et par l’angoisse. Leur colère, sur la route, s’était délitée et maintenant, elles avaient juste peur.
(on se rappelait que c’était bien quand ce n’étaient encore que des rumeurs, quand on répondait d’un sourire à celui qui disait que la maladie, c’était de sa faute à elle, qui d’autre… c’est vrai, qui d’autre)
Elles marchaient le long des ruelles. Le sol était chichement pavé ; la boue et la crasse prenaient le pas sur la rue. L’aube se devinait dans la grisaille du ciel. Il faisait froid. Les enfants regardaient passer la foule, la bouche ouverte, et bondissaient à sa suite.
Un homme portait une fille au corps menu. Elle était profondément endormie, mais sur son visage sursautaient les spasmes de ses rêves, les mouvements légers de sa bouche, les plis de son front. La sueur collait ses boucles noires. Elle dormait encore, depuis tout ce long temps de la marche ; mais les cahots, l’inconfort, la nervosité surtout qui poissait l’air, tout cela défaisait la toile de son sommeil.
(on se rappelait que c’était bien quand on était juste en train d’élaborer des plans autour de trois pintes – juste en train d’aligner les si, et si… et si on balançait la gosse… et si on… en sécurité dans la chaleur du bar)
Nemo se réveilla.
Étouffée. Coincée entre les bras d’un homme qui marchait – sans la regarder. Et les bruits, et la foule comme un flot de silhouettes n’était déjà plus que des lignes d’angoisse. Elle respira fort, et l’homme par réflexe contracta son étreinte. Elle se tortilla, donnant des coups de coudes et cherchant à mordre. Il contenait son agitation sans efforts. Ce n’était pas qu’il était plus fort qu’elle ; c’était qu’il était si crispé qu’il ne la sentait même pas bouger.
(on se rappelait que c’était bien quand on s’indignait, quand on brandissait le poing, quand on était encore en colère d’une colère si juste et légitime notre colère mais qu’on ne faisait rien)
La foule s’amenuisait. Elle venait de tourner à un angle, et une partie était demeurée à l’intersection. Les autres restaient en grappe, le regard animé d’une nouvelle inquiétude. Quelqu’un se figea et voulut repartir dans le sens opposé, mais il se fit emporter par le flot. D’autres se grattaient. Un homme se sentit défaillir, et il resta debout, là, bousculé par celles et ceux qui marchaient encore.
(on se rappelait que c’était bien quand on contemplait seulement le désespoir des autres, ceux et celles qui avaient perdu les amantes et les amis… quand on se disait que c’était terrible, pas beaucoup plus que terrible)
Nemo se débattait mais il ne la remarquait pas. Il regardait droit devant lui, il la comprimait contre sa poitrine. Comme un objet précieux.
(on se rappelait que c’était bien quand on s’était dit – il ne reste peut-être que le sacrifice –
Il s’immobilisa.
– quand c’était peut-être une solution)
Une arche fendait le mur. Elle donnait sur une cour ponctuée d’une colonie de pavots dont le rouge incongru transperçait la grisaille. Elle était encadrée de trois hautes bâtisses perpendiculaires. On distinguait la porte béante au centre, et des herbes rampaient sur les murs. Nemo était tremblante ; elle rua mais se fit mal et –

elle se mit à hurler soudain

Le cri fractionna la foule.
L’angoisse fuita (on se rappelait – de cette craquelure, précipitée par la voix de l’enfant qu’on emporte de force on se rappelait que c’était bien quand on n’emmenait pas l’enfant mourir ce corps qui refuse mais qui d’autre – Un cri de terreur, un cri pour qu’on la lâche, qu’on la laisse, un cri de fuite, pour leur faire mal, leur faire comprendre, leur fendre le crâne enfin…
Un sursaut cingla la foule. Quelqu’un poussa l’homme vers l’arche, il trébucha et brusquement tout le monde se démenait sur lui, quand un coup de poing dans le dos lui ouvrit les bras et dans ce geste il projeta Nemo dans la cour.
La foule recula.

Elle s’écrasa sur les pavés, le souffle coupé. La douleur se ruait déjà dans son corps mais elle avait eu l’heureux réflexe de protéger sa tête en tombant. Elle entendit la foule se bousculer, loucha sur les fleurs. Une grimace tordit son visage, elle hoquetait et cracha, ça faisait mal. Elle ne criait plus ; elle respirait lentement, pour se calmer, pour retenir ses larmes, comme quand les gosses la tabassaient – pour pas qu’elles sachent… Elles étaient où maintenant ? Toutes, de l’autre côté de l’arche, la fixant, dans la foule, là.
Elles attendaient qu’il se passe quelque chose.

Nemo leva les yeux.
Au lieu d’une porte, le bâtiment central ouvrait sur un trou. Les murs, souillés par la fumée, étaient vieux de quinze ans d’abandon ; des lézardes y couraient d’une brique sur l’autre, et du lierre grimpait le long des fenêtres. On ne voyait rien à l’intérieur. Il y avait quelques carreaux étoilés, et une partie du toit dont les tuiles avaient glissé et gisaient sur le sol. Ce n’était qu’une bâtisse fatiguée.
C’est drôle, se dit-elle, que ce soit d’ici que ça nous vienne, tout ça. Cette angoisse, ces cauchemars, ces corps tordus.
C’est drôle.

La foule retenait son souffle.

Nemo se mit debout. Elle manquait d’équilibre, et respirer lui faisait mal. A petits pas, elle s’approcha de l’entrée, le cœur battant à grands coups. Un couloir s’esquissait dans la pénombre. Une fuite, une ligne à peine. Elle était effrayée, mais moins que par la foule ; on disait que la mort venait d’ici, mais c’étaient les autres qui le disaient… Quand elle plissait les yeux, elle discernait entre les murs de toutes petites formes dansantes dans la lumière. Cette obscurité dans laquelle elle plongeait son regard était, d’une certaine façon, plus réconfortante que la foule sous le soleil gris.
Une chaleur étrange se diffusait dans son corps, ça faisait moins mal. Elle enjamba le seuil. Elle voyait flou, ou était-ce le mouvement incessant devant ses yeux ? Quelque chose grouillait autour d’elle. Nemo chancela et s’enfonça dans le couloir. La foule, dehors, elle ne l’entendait plus. Peut-être était-elle déjà partie.

Il est replié sur lui-même.
Il est seul. Il se balance, lentement, il voudrait – quoi ? Dormir.
Il ne peut pas, bien sûr.
Il se balance. Lentement.

Un bruit de pas. Il écoute ; il entend que personne ne crie. Aucune plainte, pas même le silence de la peur. Les murs palpitent et quelque chose le démange. Il se redresse. C’est étrange. Juste… un bruit de pas.
Il attend. Ça ne crie toujours pas, et ça ne meurt pas plus. Un bruit de pas qui ne s’éteint pas, ne trébuche pas, une marche mal assurée, oui, ce sont de tout petits pas, mais… ça ne meurt pas.
Il tremble. Ce n’est pas normal. Ça brûle. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Ça brûle.

Il dévale les couloirs. Il la voit de loin, la fille dans l’encadrement de la porte, dessinée par la lumière. Il sait qu’elle ne le voit pas encore. Elle irradie, il le sent, plus elle marche, plus elle marque. Ça brûle. Les papillons aux ailes brunes se pressent autour d’elle, mais ils s’embrasent à son contact. Ils s’éteignent dans un filet de cendres. Ça ne ralentit pas leur élan ; elle, elle n’en a quasiment pas conscience… Et là –
son regard se pose sur lui.

Elle fut saisie de surprise lorsqu’elle reconnut Daniel. Elle ne se demanda pas ce qu’il faisait là ; elle sourit seulement, d’un soulagement immense.

Il voit le visage de la fille qui s’éclaire drôlement. Et même un début de sourire, en fait un sourire qui va plus vite que l’émotion même. Il ferme les yeux, mais c’est déjà trop tard. Les tremblements le reprennent. Plus fort. Il gémit, les papillons déjà fondent sur lui, couvrent son visage, il ouvre la bouche mais il ne peut pas hurler, il ne peut plus. Il a horriblement mal – il ne veut pas – que ça recommence (encore) il pensait que ce serait différent cette fois – il ne faut pas tout gâcher (encore) et il ne fait même pas exprès, il sent ses traits qui rampent le long de sa peau glacée comme une cicatrice, ça tire et ça creuse, ça déchire, la chair se retourne, et la peau se déplace…
Il rouvre les yeux, transpercé de douleur. Il sait exactement ce qu’il est en train de se passer, il voit, sur son visage à elle, le soulagement, la surprise qui est passée comme une fugue, et l’amour qui l’illumine soudain.

Elle se précipita sur lui et l’enlaça joyeusement. Au contact – la respiration coupée. Ou plutôt, elle crut ; ce n’était pas exactement ça ; c’était une sensation si violente qu’elle l’avait reçue comme un coup dans le ventre. Une torpeur énorme forçait son crâne, sa conscience lui échappait comme un manque d’air, elle voulut se dégager de l’étau mais lorsqu’elle recula il était déjà trop tard ; elle titubait ; ses yeux se fermaient inexorablement et son corps ne lui répondait plus. Elle respira précipitamment, une fois –

Il la rattrape avant qu’elle ne tombe.
Elle dort profondément.
Il la dépose au sol et recule. Il attend que la douleur descende. Les papillons se dispersent. Il fait craquer sa mâchoire, touche ses joues. Le froid, sur sa peau, lentement, se dilue. Il s’habitue à son nouveau visage.
Il s’approche. Prudent. Mais tendu. Mais tremblant. Il ne comprend pas ce qu’elle fait là, pourquoi est-ce qu’elle dort mais pourquoi elle ne meurt pas ? Il est pris dans une bourrasque d’émotions, il a peur, il est plein d’espoir aussi mais il a très peur (et de l’espoir) il a très peur et il voudrait la prendre dans ses bras encore… mais il ne le fait pas. Elle brille. C’est incroyable comme elle est vivante, se dit-il.
Elle est si étrange en ce lieu. Les papillons virevoltent autour d’elle, mais ils n’osent plus s’approcher. Drôle de chose, étrange petite chose qui dort…

Non – qui rêve.

Chapitre 2 : La rencontre >