
Lope et Phileas discutaient à voix basse. Le médecin gardait un œil sur Sachenka, toujours blottie dans son coin, qui commençait à sortir de sa pose d’animal capturé.
– Phileas propose qu’elle rejoigne les corbeaux, dit Lope à Cassandre, alors qu’elle les rejoignait.
– Elle peut aider Louise à la cuisine.
– Elle sera d’accord ?
Cassandre haussa les épaules.
– Je lui demanderai. Ça allait avec Nemo.
– C’est différent…
– Bien sûr, dit-elle. Mais ça peut aller.
– Je lui parlerai des corbeaux, lâcha Phileas. De ses insomnies, aussi.
Cassandre pinça les lèvres mais ne répondit rien.
– Je vais voir Louise, dit-elle seulement.
Elle s’éloigna, et Phileas soupira.
– Je vais parler à la gamine maintenant ?
– Non, répondit Lope. Attends demain… Qu’elle assiste un peu à la vie de l’église. Il faut qu’elle rencontre Louise. Et Nemo. Les gens vont venir.
– Y en a moins, en ce moment.
– Elles vont revenir. Il faudra que je leur parle.
– Ha-ha ! Leur faire la leçon ?
Lope soupira.
– Pardon, reprit Phileas, plus bas. Je crois pas qu’elles vont t’écouter. Te croire. La haine qu’elles ont de la gosse… Nemo… Enracinée tout au fond. Elles ont peur, Lope. C’est que ça. J’en ai plein qui viennent me voir, qui me disent qu’elles sont malades. Ça les terrifie. Tu connais les gens superstitieux, Lope, non seulement elles ont peur de mourir, mais encore de ne pas avoir de funérailles. Y en a qui me parlent de leur enterrement ! Elles ne savent toujours pas ! Ha… Elles ont peur, pas de la gosse mais de ce qu’elle représente. Tu te rends compte de ce que c’est, pour elles ? Il leur faut quelque chose, et il y a Nemo. Elles croient qu’elle est la cause de tous leurs malheurs. Tu leur mets cette évidence sous le nez, elles voudront pas voir. Elles vont continuer à venir, bien sûr, ici et au cabinet, elles ont besoin de nous. Ce quartier pourri serait un égout sans toi, sans nous. Mais là-dessus, tu les auras pas.
– J’aimerais qu’elles se rendent compte qu’elles ont réagi seulement par aveuglement… Je voudrais surtout qu’elles ne recommencent pas. Nemo dit qu’elles ont trop peur…
– Elle a raison ! C’est encore pire maintenant qu’elle est revenue. Ha-ha…
Ils entrèrent tous les deux dans le bureau de Lope. Phileas se courba avec un grognement.
– Est-ce que tes recherches avancent ?
– Non. Bloqué au même point ! La Liza pourtant, c’est exactement ça. Les bons symptômes. Cauchemars, insomnies, fièvre, même du somnambulisme, la totale, et puis le labo. Mais on sait toujours pas d’où ça vient. Même si sa fille est malade, c’est pas elle qui lui a refilé puisque sinon elle serait déjà morte. Il n’y a rien, rien.
Il donna un coup dans le pilier, de frustration. Lope s’y était adossé, les bras croisés.
– J’espérais que le récit de Nemo contiendrait des solutions, dit-il. Des indices… mais rien non plus. Je ne sais pas.
– Elle dit pas tout, la gosse.
– Oui ?
– Sûr.
Lope soupira, soucieux.
– Elle aura peut-être parlé à Cassandre… Il y a forcément un rapport. Dieu me pardonne, pourquoi est-ce qu’elle a survécu ? Est-ce que c’est un début de solution ? Elle n’affiche aucun symptôme elle-même depuis son retour. Qu’est-ce qu’il y a… là-dedans… qui attire, détruit tout le monde et qui l’a épargnée, elle ?
Phileas garda le silence.
Cette recherche occupait leurs pensées, leurs travaux, leurs conversations depuis des années. Le médecin ne disait rien, mais Lope devinait que cela l’affectait de plus en plus, de plus en plus profondément. C’était lui qui voyait défiler la file des malades, et qui identifiait celles qui allaient mourir, inexorablement, sans qu’il ne puisse rien faire. Phileas était de plus en plus froid, et son corps tordu se tassait lui aussi, rentrait la douleur dans ses épaules. Il se protégeait de la mort des autres. Il se protégeait, aussi, de l’espoir qu’elles plaçaient en lui, un espoir qu’il ne pouvait que trahir, à répétition.

Nemo avait mis trop de lait dans le thé. La bouteille lui avait échappé. Il était trop tard pour prendre le temps de refaire chauffer de l’eau, et entre deux erreurs, elle choisit celle qui avait une chance de passer inaperçue. Elle déposa le plateau en silence.
Mais Melville Hatter porta la tasse à ses lèvres alors qu’elle sortait de la pièce, et en l’entendant grogner, Nemo s’immobilisa, la main sur la poignée. Elle serra les dents.
– Il y a trop de lait dans le thé, gronda le chapelier.
Nemo se retourna.
– Je peux en refaire, Monsieur.
– Non, non…
Il eut un frisson. Elle se rapprocha, et se plaça face à lui, les mains bien en évidence.
– Je vais vous refaire du thé, Monsieur.
– Mais c-ce ne sera plus l’heure du thé…
La phrase se noya dans un gargouillement. Il se mit à respirer vite et fort, sa pomme d’Adam montant et descendant follement sous l’arête du masque. Un bruit écœurant s’échappait de la bouche de porcelaine, comme si le chapelier essayait de cracher, mais s’étouffait dans son propre souffle.
– Monsieur… ?
– Tu te MOQUES DE MOI ! hurla-t-il soudain, la faisant sursauter si fort qu’elle recula jusqu’à la porte.
Melville Hatter bondit hors de son fauteuil, avec une vivacité qu’il n’avait guère que lorsque la colère l’emportait. Il la pointa violemment du doigt.
– Tu te MOQUES de moi ! Tu te m-moques de moi !
Elle saisit discrètement la poignée.
– Non, Monsieur, je n’ai jamais…
– TU TE MOQUES DE MOI, PETITE GARCE !
Il s’était approché avec une vitesse surprenante, et dans le même geste l’avait solidement empoignée par le col. Son masque était si proche du sien qu’elle voyait ses yeux exorbités dans les orbites de porcelaine. Elle sentit des larmes de dégoût, de frayeur perler au coin de ses yeux, et les ferma fort pour qu’il ne la voie pas pleurer.
– On ne se MOQUE PAS de moi imp… unément, rugit-il, son débit de parole accélérant dans son emportement. Monsieur, imita-t-il d’une voix aiguë, monsieur-je-n’ai-jam-jamais-jamais-jamais ! Tu te moques de moi, sale fille de p-p-p…
Il était devenu si fébrile qu’en la secouant, il fit glisser le masque de Nemo. Aussitôt, il la lâcha et recula précipitamment, les mains plaquées sur son propre masque et un gémissement s’échappant de sa bouche. Elle bondit sur la porte et se précipita dans le couloir. Elle courut jusqu’à l’entrée, balança le masque dans la corbeille, et sortit sans attendre qu’il se brise.
Ce n’est qu’une fois dans la rue qu’elle s’autorisa à ralentir. Quelques mètres plus loin, elle s’adossa à un mur pour reprendre son souffle.
Elle inspira, souffla, pour calmer son cœur et son corps tremblant. Il était plus tôt que l’heure à laquelle elle rentrait d’habitude : la lumière commençait à peine à s’effacer, et la rumeur de la ville était encore diurne. Mais il était hors de question d’y retourner. Il allait falloir expliquer la situation à Cassandre.
Lorsqu’elle rentra, la plupart des gens était partie. Il en restait une poignée endormie, et les enfants qui furetaient, déjà, dans l’attente du conte. Elle en connaissait de vue la majorité, excepté trois, dont une fille qui lui sembla très jeune et qui se tenait à l’écart des autres. Elle était enroulée dans une couverture. Louise était assise à côté d’elle et lui parlait, ce qui était inhabituel.
Une femme se figea en voyant entrer Nemo. Cassandre se leva pour aller accueillir la jeune fille.
– Hatter a fait une crise… dit Nemo. J’ai… Il est devenu violent, je me suis enfuie. Et, heu. Je suis rentrée.
Elle n’osait pas la regarder.
– Il ne t’a pas fait mal ?
– Non. Peur surtout. Il m’a lâchée quand mon masque a commencé à tomber.
Cassandre lâcha un long soupir.
– Je vais m’en occuper. Nemo ? On a une nouvelle résidente.
– Quoi ?
– Elle s’appelle Sachenka, continua Cassandre alors qu’elles atteignaient le foyer. La fille qui est près de Louise. Elle a quasiment le même âge que toi.
La femme, qui avait suivi l’échange des yeux, se leva précipitamment en la voyant approcher et fit un signe de croix. Nemo la regarda partir, furieuse. Cassandre la prit par l’épaule pour récupérer son attention.
– Son père nous l’a amenée cet après-midi. Sa mère avait la maladie, elle est morte y a deux jours.
Nemo glissa un regard vers la nouvelle venue. Elle était surprise, mais un fond de colère aussi grondait en elle, nourrie par le souvenir encore vif de son entretien avec le padre. Maintenant, il allait falloir cohabiter avec cette fille dont la mère était morte de la maladie ? Ça ne suffisait pas que tout le monde dehors la haïsse – il fallait que cette haine s’introduise chez elle, au milieu des rares gens qui l’aimaient ?
– Elle va me détester.
– Je lui ai parlé de toi, répondit Cassandre. Crois-moi si tu veux, elle ne connaissait pas ton nom. Elle est plutôt farouche. Elle ne parlait à personne, à part ses parents.
Nemo regarda la fille. Elle fixait obstinément le sol, et tout son corps était refermé. Elle criait la méfiance.
– Elle est malade aussi ?
– Je ne sais pas. Lope en a peur, mais Phileas s’en occupe. Elle va vous rejoindre chez les corbeaux et aider Louise à la cuisine.
Nemo la suivit avec appréhension. Louise leva les yeux à leur approche, mais Sachenka ne bougea pas. Cassandre s’accroupit devant elle.
– Sachenka, voici Nemo dont je t’ai parlé tout à l’heure.
– Bonjour, marmonna Sachenka.
Elle avait une voix comme un filet, enfantine, un peu cassée. Ses cheveux blonds et emmêlés lui tombaient autour du visage, en nœuds sur ses épaules dont quelques mèches pendaient le long de son bras. Il était difficile de croire qu’elles avaient le même âge. Tout chez elle était encore enfant, à part –
– Bonjour…
Les yeux qui venaient de se braquer sur elle tranchaient soudain avec les traits ronds et encore effacés. Le regard de Sachenka était dur. Il y avait quelque chose en elle qui se protégeait violemment, et qui projetait cette défense au-dehors de toute la force de son corps. Elle ne la regardait déjà plus ; et cette émotion brutale s’était résorbée aussi vite qu’elle était venue. Nemo était troublée.
– Je vais chez Hatter, annonça Cassandre. Je serai à l’heure pour le conte. Nemo, le padre voudrait que tu présentes l’église à Sachenka.
– D’accord…
Elle attrapa la manche de Cassandre alors qu’elle se détournait pour partir.
– Désolée pour le chapelier.
– C’est pas de ta faute. Ce n’est pas très surprenant. Il faut juste… Il mieux vaut que ce soit moi que toi.
Elle lui sourit et s’éloigna, et Nemo vint s’agenouiller près de Sachenka.
– On fait le tour de l’église ?
Sachenka regarda Nemo, regarda Louise. Quelqu’un d’autre encore. Quelque chose dans cette fille l’intriguait cependant, et il était vrai qu’elle avait envie de découvrir l’église, qui lui était si étrange. Elle repoussa la couverture et se mit debout. Les deux filles portaient les mêmes vêtements : le même genre de chemise trop grande, de pantalon large sanglé à la ceinture. Lorsque Louise s’en alla, Sachenka la regarda partir avec une certaine appréhension.
Nemo posa une main sur son épaule, et aussitôt elle bondit et croisa ses bras contre elle.
– Désolée, dit Nemo, confuse.
Sachenka était tremblante. Il y eut un silence gêné. Nemo finit par esquisser un geste vers la porte.
– On commence dehors ?
Sachenka finit par acquiescer, et Nemo, soulagée, la guida jusqu’au fond de l’église. A l’extérieur, encadré par un carré de bâtiments, se tenait un petit cimetière. La nuit était tombée entretemps, et le froid avec elle.
L’espace était exigu, aussi les pierres tombales semblaient foisonner comme de mauvaises herbes. Il sembla à Sachenka que, aurait-elle su lire, elle n’aurait de toute façon pas pu déchiffrer les inscriptions qui y étaient gravées : elles étaient confuses, traversées de fêlures, illisibles. Les stèles étaient toutes grises, et beaucoup en mauvais état, bien que propres. Il y traînait un vestige de chemin dallé. Sachenka toucha du bout des doigts un bouquet de fleurs qui terminait de sécher.
Nemo se jucha sur une tombe. Elle s’assit en tailleur et, d’une main, désigna le lieu qui les entourait.
– C’est notre cimetière. C’est Phileas et le padre qui s’en occupent, surtout. Cassandre dit que tu vas rejoindre les corbeaux ? Tu sais ce que c’est ?
Sachenka haussa les épaules, marmonna :
– Un peu.
– Phileas t’en parlera. Et il t’expliquera comment on fait pour le cimetière et tout. En attendant…
Nemo se laissa glisser au sol.
– C’est un bon endroit si tu veux être tranquille. C’est ouvert la journée, mais personne ne vient beaucoup de dehors, et de l’église. Juste Louise, des fois, et moi.
Un bruit les fit se retourner. Un chat venait de bondir sur la tombe et il tournait en rond pour s’installer. Il était un peu gros, gris mais saupoudré de blanc, ses poils collés par endroits sous du sang coagulé. Cela faisait très longtemps que Sachenka n’avait pas vu un chat de si près ; dans la rue, ils s’enfuyaient dès que quelqu’un s’approchait. Ils n’étaient pas les seuls à être affamés.
Nemo siffla doucement. Le chat eut un mouvement de recul, mais il la laissa approcher sa main, et flaira longuement avant de se frotter contre ses doigts. Nemo sourit et fit signe à Sachenka de s’approcher. Une fois qu’elle eut accompli le même rite de passage, il s’allongea et ferma les yeux, satisfait d’être aux petits soins de deux personnes.
– Ils n’ont pas peur ?
La curiosité de Sachenka avait franchi sa réserve.
– Non, répondit Nemo. Lui, c’est le Mérovingien. Il vient de temps en temps. Y en a d’autres, tu peux les caresser, ils n’auront pas peur de toi ici.
Il attrapa la main de Sachenka dans ses grosses pattes blanches, et elle se retira précipitamment. Nemo rit. Le chat, effrayé par le geste brusque, s’était reculé lui aussi.
Nemo entraîna Sachenka vers le fond du cimetière. Elle lui montra un couloir qui s’ouvrait au coin du mur, comprimé entre deux bâtiments, et qui se concluait sur une grille.
– Tu peux sortir par là si nécessaire, expliqua-t-elle. On racle le mur, mais c’est pratique.
Il faisait désormais tout à fait nuit, et les filles rentrèrent dans l’église. Le poêle répandait la lueur de ses braises, et les bougies dansaient contre le mur. Elle traversèrent le chœur. Contrairement à la nef, il était dépourvu de tapis, bien que des tentures colorées soient suspendues tout le long des rambardes. L’étage était privé, indiqua Nemo, réservé aux gens de l’église. Elle écarta une tenture pour lui montrer un escalier.
La nef ronde, sur laquelle donnait directement la porte, était le lieu le plus fréquenté. C’était là que chauffait le poêle ; Louise y servait le repas et Cassandre y contait. Nemo lui désigna toutes les portes et leur usage : la porte principale et celle de service, les anciennes chapelles et celles qui menaient aux retraites respectives de Louise, Phileas, et du padre.
– Et Cassandre ?
– Cassandre dort avec moi là-haut. Je pense que tu seras avec nous… Tu aimes bien les histoires ?
– Les histoires ?
– Les contes. Les mythes.
Sachenka hésita. Cela faisait longtemps qu’on ne lui avait pas raconté d’histoire. Quand elle était petite, sa mère lui racontait des histoires de neige et d’esprits de forêt, des histoires d’ours et de flammes dans la nuit, celles qu’elle avait emportées depuis son pays. La vie avait rapidement pris le dessus sur les histoires et Sachenka ne s’en rappelait que des bribes, quelques images. Elle adorait les histoires, mais elle avait oublié, un peu, ce que c’était.
– Oui. Je crois.
– Cassandre raconte une histoire tous les soirs. Ici, près du poêle. Elle raconte bien ! Tu vas voir.
Elles s’assirent autour du foyer. Sachenka tendit ses mains pour les réchauffer. L’église la fascinait toujours, et toutes ces portes fermées lui donnaient l’envie timide de les ouvrir. Nemo la troublait quelque peu ; c’était, de toute sa vie, la première personne de son âge à qui elle adressait la parole. Elle lui semblait enfermée quelque part, dans un sentiment peut-être, et son visage aigu lui faisait un peu peur. Nemo prenait beaucoup de place lorsqu’elle bougeait, comme si elle voulait s’assurer d’être en contact avec ce qui l’entourait, et pour cela Sachenka se tenait en retrait à ses côtés. Elle ne voulait pas être touchée. Mais cette fille vive et désordonnée, gauche mais en constante agitation, l’intriguait, la repoussait aussi mais elle ne pouvait s’empêcher de la regarder, de contempler sa débauche de gestes qui bondissaient de l’un à l’autre sans cohérence. Il y avait quelque chose d’inquiet chez Nemo, et Sachenka, malgré sa méfiance, avait l’envie de prendre entre ses mains son cœur papillonnant, et de l’apaiser, pour seulement quelques instants.