Chapitre 11 : Installation

Louise était assise sur la table de la cuisine, Cassandre accoudée auprès d’elle. Il y avait là un poêle plus petit que celui de la nef, des ustensiles dépareillés, des filets d’ail et d’oignons suspendus au plafond, et des paniers où traînaient quelques légumes. Cassandre jouait distraitement avec ses cheveux, dénoués en longues boucles sur ses épaules.
– Ça ira ?
– Oui…
– Elle sera moins facile que Nemo.
– Ça va. Elle se détend.
Cassandre se renversa sur sa chaise.
– J’ai peur que Phileas… l’effraie ? Les corbeaux. Je ne sais pas. Elle est toute petite ! Il n’en a rien à faire lui…
– Elle est allée voir le corps de sa mère, dit laconiquement Louise.
Cassandre ne répondit pas.
– Et elle vivait avec Ivanov. Pas quelqu’un de facile.
– Tu le connais ?
Louise haussa les épaules.
– C’est pas la première fois qu’il vient. Je l’ai vu parler au padre plusieurs fois. Et puis tu l’as vu, là… Tu m’étonnes que Sachenka ne dormait pas chez elle.
Cassandre acquiesça. Elle poussa un long soupir, et posa sa tête entre ses bras, son regard fixant le vide. La main de Louise vint fureter dans ses boucles, les roulant entre ses doigts fins.
– Tu organises ça comment ?
– Je la prendrai au moins le matin. Déjà, elle va m’aider à récupérer les offrandes, trier, ranger… Je dois en parler avec Phileas. Il n’aura pas besoin d’elle tout le temps mais il ne serait pas contre un peu d’aide au cimetière, sûrement.
– Nemo m’a dit qu’elles ont croisé le Mérovingien. La petite a eu l’air d’apprécier.
– Elle est avec Phileas et Nemo demain matin, continua Louise, alors je la récupère après. Je m’en sors toute seule maintenant… Elle a le temps de s’habituer.
Cassandre ferma les yeux sans répondre. Elle blottit sa tête dans la main de Louise, et celle-ci continua à lui caresser les cheveux, en silence.

Sachenka dormait dans ses cheveux défaits, les mains mêlées sous ses joues. Elle avait les lèvres fines et claires, plissées d’une certaine manière qu’elles ne semblaient jamais tout à fait au repos. Nemo n’osait pas la dévisager, mais elle ne réussissait pas à dormir, et ses yeux revenaient toujours s’égarer sur la fille endormie.
Sachenka gémit dans son sommeil et roula sur le côté. Elle ouvrit les yeux ; Nemo, tétanisée, n’eut pas le temps de fermer les siens. Elle était immobile et son cœur battait à tout rompre. Elle voulut dissimuler son trouble dans un sourire, mais Sachenka s’était déjà rendormie.
Nemo s’allongea sur le dos.
Les yeux grands ouverts, fixant la voûte, elle laissa le temps à son cœur de se calmer. Elle calqua sa respiration sur celle de Sachenka, et lentement, la fatigue finit par l’emporter dans ses eaux noires.

Le lendemain matin, Nemo emmena Sachenka dans le laboratoire de Phileas.
Elle la suivit avec appréhension. Le médecin lui avait parlé, la veille, mais elle n’avait pas répondu. Il l’impressionnait beaucoup ; il l’intriguait aussi, mais elle était trop figée en sa présence pour donner libre cours à sa curiosité. Lorsqu’elles entrèrent, elle resta en retrait de Nemo, la tête baissée.
– Gamine, dit-il. Regarde-moi.
Elle leva les yeux, brièvement. Phileas grommela.
– Bon. Les corbeaux. Tu sais ce que c’est ? On t’a expliqué ?
– Cassandre. Un peu.
– Peuh. Et Nemo ? Tu lui as dit quelque chose ?
– Je te laisse la priorité.
Il soupira.
– Ouais. Ça sera rapide. Regarde-moi, Sachenka. Bon. Les corbeaux, c’est le petit nom des trafiquants de cadavres, résurrectionnistes, fossoyeurs clandestins, appelle ça comme tu veux. Je négocie avec les clients, vous déterrez les corps et vous les livrez. Clair ?
Sachenka hocha la tête.
– Pas besoin d’aller très loin. On récupère surtout ceux de notre propre cimetière. Si tu te poses la question – regarde-moi, bon sang – oui, c’est illégal, non, la police n’a jamais mis les pieds ici. Les gens sont pas au courant. Les plus malines ont pigé qu’il faut bien que notre argent vienne de quelque part, si c’est pas d’elles. Mais personne a pipé, parce que sans nous, elles meurent dans la rue. T’en parles, évidemment, pas.
Elle garda le silence.
– Les gens de l’église sont au courant. Lope et Cassandre s’occupent des enterrements. Tu ne rencontreras pas les autres corbeaux, tu iras avec Nemo et Daniel.
Nemo eut un mouvement de surprise.
– Quoi ? On n’a pas besoin d’être trois…
– Daniel peut aussi bouger, coupa Phileas.
Nemo ne répondit rien. Sachenka la regarda en coin et elle se sentit très coupable de la colère qu’elle lisait sur son visage, et du silence auquel Phileas l’avait forcée.
– Compris ? reprit-il en s’adressant à Sachenka.
Elle acquiesça de nouveau. Il grogna.
– Bien. T’apprendras sur le tas. Elles te montreront. On enterre quelqu’un, bientôt.
– Qui ? demanda Nemo.
– Depuis quand tu connais le nom des gens ?
Elle le regarda furieusement, mais il s’était déjà détourné. Sachenka la suivit précipitamment hors du laboratoire. Elle n’osa rien dire, trop confuse de sa propre présence, ne sachant pas tout à fait si Nemo lui en voulait à elle ou au médecin. Elle ne savait pas quoi penser de l’échange qui venait d’avoir lieu, tout allait si vite depuis la veille. Elle avait seulement compris qu’il lui faudrait côtoyer une personne de plus et cela la crispait déjà.
Elles traversèrent la nef jusqu’à porte de la cuisine. Nemo frappa, et Louise ouvrit.
– Déjà ?
La jeune fille lui adressa une moue dépitée. Louise sourit et fit un signe à Sachenka. Celle-ci entra, et eut le temps de voir Nemo retourner vers le laboratoire en traînant les pieds avant que la porte ne se referme.

Quelques minutes plus tard, elles sortirent sous le porche de l’église. Il était tôt, et il tombait un rideau de pluie fine et froide. Louise installa deux cagettes, et une troisième sur laquelle elle invita Sachenka à s’asseoir ; elle-même se jucha sur l’une des rambardes de pierre, laissant négligemment la pluie glisser sur ses longs cheveux blonds. Elles se ressemblaient, songea Sachenka, du moins il lui semblait car elle avait les mêmes cheveux. Mais Louise avait ce flottement indéchiffrable dans le regard qui n’appartenait qu’à elle.
– Les gens viennent déposer des offrandes le matin, expliqua-t-elle. C’est surtout de la nourriture, le reste c’est plus facile… A midi, on rentre ce qu’on a.
– Les gens viennent tous les jours ?
– Non. J’ai de la réserve. Mais on les nourrit, nous aussi, et elles le savent.
Sachenka hocha la tête.
– Deux, trois heures, indiqua Louise. Je reste avec toi. On se relaiera, la semaine prochaine, peut-être.
Une demi-heure passa sans que personne ne vienne les voir. Sachenka avait froid ; l’humidité pénétrait son pull, et, de temps en temps, un courant d’air engouffré dans les ruelles traversait le porche. Après un temps qui lui sembla interminable, une vieille femme grimpa les trois marches. Elle se signa respectueusement, répondit au salut de Louise et sortit de son sac des pommes claires et ternes, qu’elle épousseta avant de les déposer dans la cagette. Elle repartit aussi silencieusement qu’elle était venue.
Une dizaine de minutes plus tard, une belle femme que Louise appela Luna passa dans un élan chaleureux, et au fur et à mesure de la matinée une poignée de personnes se succéda sous le porche. Louise dut chasser un essaim d’enfants qui tournaient autour de la nourriture. Lorsqu’elles rentrèrent, elles avaient de quoi préparer les deux repas de la journée. Louise n’était pas une grande cuisinière, n’avait jamais eu l’occasion de l’être ; mais elle était efficace, et elle avait appris à arranger à peu près n’importe quel assortiment d’ingrédients en quelque chose de comestible.
Sachenka s’était assombrie durant les trois heures passées dans le froid, et une fois dans la cuisine, elle ne lâcha pas un mot. Mais elle remarqua bientôt que Louise ne s’embarrassait pas de son silence ; plus, elle finit par comprendre qu’elle n’attendait rien d’autre d’elle que les tâches qu’elle lui demandait d’exécuter. Usée au complexe jeu de culpabilité entre son père et elle aux derniers jours de leur cohabitation, cette communication parcimonieuse et claire était déstabilisante. Elle fit de son mieux pour ne pas le laisser paraître – déterminée à ce que Louise, qui l’impressionnait elle aussi, d’une certaine façon, soit satisfaite ; déterminée confusément à rester à l’église, car elle comprenait lentement qu’elle n’allait pas rentrer, et la vie dans la rue ne lui disait rien qui vaille.

Chapitre 12 : Le jour des funérailles >