Chapitre 14 : Murmures

Est-ce que c’est toi qui les tue ?

– Je ne sais pas pourquoi elles viennent.
– C’est pas toi qui les rend malades ?
– Malades ?
– Quand les gens viennent ici. La fatigue. Les cauchemars.
– Je ne sais pas. Ça me fait si mal… Quand elles rentrent. Quand je prends ce visage.
– Leur visage ?
– Non. Celui qu’elles portent en elles.
Il fait une pause.
– Celui qui leur est le plus cher.
– Oh.
– Je ne suis que le… réceptacle, de l’amour qu’elles portent à d’autres. Tu vois ? Et elles meurent. Elles meurent, elles ne me laissent que ce visage, cloué sur le mien. Mais moi… ? Tu crois que j’en ai un ? Quelque chose à moi, qui ne bouge pas, qui cessera de bouger enfin ? Je ne sais plus, moi, je n’ai pas vu mon visage depuis tellement… tellement… tellement longtemps.

– Je n’ai plus de pouvoirs. Je n’ai plus rien.
– Quand je me suis endormie tu n’as pas fait exprès ?
– Non. Je ne les maîtrise plus. Tu sais… Celles qui entrent, dès qu’elles me voient, elles ont soudain ce sourire, cette joie. Elles se précipitent dans mes bras. Tu as fait la même chose, toi, et j’ai cru que ce serait pareil alors mais tu ne mourais pas ! Elles se font rattraper par les cauchemars. Avant même de me toucher. Elles sont… D’un coup, les papillons les cris, les bruits. Elles se brisent en pleine course. Je les vois. Le cauchemar les force hors d’elles-mêmes, elles essayent d’y échapper en échappant à leur corps alors elles s’arrachent, elles s’ouvrent, elles se brisent – tu vois ? Et moi je les entends. Je sens tout. C’est moi, tu sais… Ici, c’est moi.
– C’est toi ?…
– Les murs… les papillons. Ce sont des rêves, des cauchemars. Ils grossissent, tu sais. Je crois… Je crois que les gens laissent quelque chose ici.
Un silence.
– Et c’est moi. Je crois que c’est moi qui fait tout ça.

Elles rôdent.

Nemo est concentrée sur ce qu’elle ressent. Les surfaces si fébriles, et l’air qui bruisse du battement d’ailes – comme une caresse extrêmement légère.
Elle approche ses doigts des murs. Les papillons se convulsent à son passage, et elle retire sa main, mais elle ne peut s’empêcher d’y retourner – cette étrange surface qui palpite.
C’est moi, tu sais… Ici, c’est moi.

– C’est Daniel, sur mon visage ?
– Oui.

Elles rôdent. Elles se faufilent entre les murs. Elles fuient comme un souffle, et Morphée retient ses mots, ses pensées, ne rien dire, ne pas dire, les retenir. Le plus longtemps possible.
Le temps que Nemo parte.

– Phileas m’a posé des questions. Il veut savoir ce qu’il y a ici. Personne n’est jamais sortie, sauf moi… Mais je ne leur ai pas parlé de toi. Ni à lui, ni au padre, ni à Cassandre. J’ai peur qu’il te fasse du mal.
Morphée sourit, d’un sourire amer.
– Dis ce que tu veux.
Puis :
– Personne ne peut rien me faire.

Le silence, ici, est une cacophonie feutrée de battements d’ailes.
Nemo distingue comme un murmure. C’est un filage de voix qui s’emmêlent et se confondent aux papillons, si bien qu’elle ne comprend pas ce qu’elles disent. Cela vient, semble-t-il, de tous les côtés ; ce n’est pas venu d’un coup non, c’est simplement monté très lentement, et il semble que ça a toujours été là, que seulement, elle ne l’entendait pas.
Morphée s’immobilise derrière elle.
Les chuchotements montent en densité, les entourent maintenant, les ont dépassées. Nemo s’arrête à son tour. Les papillons sont en train de s’affoler ; ils se détachent du mur, un par un d’abord, avec un vol instable. Certains chutent sous la mêlée. Nemo entend quelque chose dans son dos, un son distinct, peut-être la voix de Morphée ; elle se retourne –
Quelque chose est apparu.
C’est une boîte. Une longue boîte, étrange et luisante. Nemo s’est raidie sous le choc, et ses jambes tremblent, son cœur se rue contre sa poitrine. L’apparition l’a foudroyée de soudaineté. La boîte a surgi, comme ça, de la nappe bruissante peut-être ou de nulle part – Morphée est appuyé contre un mur, à quelques pas. Son regard la traverse sans la voir. Les murmures enflent, gonflent comme une vague, et Nemo réalise avec horreur que la débâcle des papillons a obstrué le couloir – une cloison gondolée, faite d’ailes et d’antennes ensevelies les unes dans les autres, dans le dos de Morphée. Des grappes d’insectes éclatent en plein vol. Les murmures continuent de grossir. Un hurlement déchire l’air, et cette voix – c’est celle de Morphée – mais il n’a pas ouvert la bouche. C’est un son inhumain, terrible, un hurlement long et écorché qui lui vient comme un écho, ricochant sur les chuchotements qui s’entrelacent tout autour d’elle.
La lumière glisse sur l’objet. Une arête scintille.
Alors elle voit que ce n’est pas une boîte ; c’est un lit. Un lit d’acier, couronné par un dôme de verre renforcé de métal. Branchés à sa base, des câbles serpentent sur le sol, disparaissant au-delà de la brume lumineuse. Nemo recule, la respiration violente, cherchant ce qu’il faut dire, ce qu’il faut faire, mais à la place elle crie lorsqu’elle heurte quelque chose de dur et de froid. Elle se retourne. Un autre lit. Elle se retourne. Le premier est toujours là. Elle a les mains qui tremblent.
Morphée est tombé à genoux.
Nemo laisse échapper un gémissement. Le temps d’un regard ailleurs, une myriade de craquelures s’est propagée sur le dôme du second lit, plongeant dans une crevasse. Les tiges de métal sont tordues, et une gerbe de câbles jaillit de là. Déchiquetés, étrangement immobiles. Des papillons giclent de l’intérieur du lit. La coque d’acier est défoncée de l’intérieur ; des éclats se sont plantés dans le mur, à quelques centimètres de Nemo, sans qu’elle les ait entendus siffler. Des papillons ont été violemment épinglés, et au point de l’impact s’ouvre une déchirure dans le patchwork des ailes. Les murmures redoublent d’intensité. Le regard de Nemo capte quelque chose – alors qu’elle pivote, un troisième lit vient d’éclater, puis un quatrième –

sans bruit.

Elle éprouve une terreur sans commune mesure avec les objets qui en sont la source. Plus que leur forme, que l’horreur qu’ils suggèrent ou l’histoire qu’ils racontent, ce sont les glissements dans lesquels ils surgissent – comme un angle mort du temps dont les crevasses ne sont pas perceptibles. Il y a, dans l’air, conjointement à celui des murs, un déplacement de temporalité, non pas fluide et lent comme il l’est hors de chez Morphée, mais saccadé, brutal, brisé. C’est comme si le temps suspendu ici, suspendu dans un ensemble de temps indéfinis qui ne sont ni présent, ni passé, ni futur, mais comme un devenir continu enfermé dans la mémoire du dieu – comme si le temps, enfermé sur lui-même, avait soudain volé en éclats, et chaque apparition se fiche directement en Morphée. Il est déchiré de spasmes. Les sifflements, voix mêlées, souffles et murmures et cris raclés contre les murs, sont de plus en plus assourdissants. Les lits se brisent, disparaissent, jaillissent – mais cela se déroule, toujours, à l’extrême limite du regard. Nemo tournoie sur elle-même, dans une tentative désespérée, irréfléchie, de surprendre les apparitions. Elle a le vertige. Il n’y a pas d’autre bruit que les voix, qui couvrent tout, envahissent tout, investissent tout. Elle sent son corps lutter contre l’étouffement, la saturation de papillons dans l’air, les râles dans ses oreilles et dans sa gorge, elle se précipite sur Morphée, bondissant entre les lits, terrifiée à l’idée d’être percutée par un éclat d’acier. Il est recroquevillé sur lui-même ; des sons rauques sortent de sa bouche et Nemo, au-dessus de lui, crie, elle lui crie son nom, elle l’appelle pour qu’il se réveille ; elle se sent défaillir, et elle hurle, elle continue de hurler : fais-nous sortir, elle hurle : Morphée ! Morphée ! Morphée !

Chapitre 15 : Une tempête, le silence >