Chapitre 17 : La déclamation

Sachenka rentra à l’église avant l’aube, et se coucha sans bruit.
Elle fourmillait de sensations qui affleuraient dans ses cuisses, dans ses mains, entre ses lèvres. Ce n’étaient pas des bleus, ni quelque chose de contracté ou de tendu ; seulement une douleur sous la peau, faiblement intolérable, et de ses mains elle pressait les zones qui lui faisaient mal pour essayer d’atténuer la sensation. Une boule s’était bloquée dans sa gorge.
Elle comprit qu’il n’était plus la peine de fermer les yeux lorsque, alors que le jour ne pointait pas encore derrière les vitraux, Cassandre vint doucement les réveiller. Elle murmura quelque chose à Nemo, et celle-ci s’approcha de Sachenka.
– Ça va ?
Elle haussa les épaules.
– On dirait que ça va pas.
Elle resta silencieuse. Elle était incapable de démentir, mais elle ne voulait pas répondre. Elle ne comprenait rien et elle voulait qu’on la laisse tranquille, pas qu’on fouille dans ses émotions à sa place.
– C’est Daniel ?
Sachenka fixa Nemo avec colère. Est-ce qu’elle ne comprenait pas ? Elle comprit peut-être, parce qu’elle se mit debout, et dit d’un air hésitant :
– Je dois y aller. Mais, écoute, si tu veux que je lui parle, ou… quoi que ce soit…
Sachenka ne répondit pas. Elle descendit à sa suite, et sentit le regard inquiet de Nemo posé sur elle jusqu’à ce qu’elle ait refermé la porte de la cuisine.

Daniel était chez lui, mais il ne faisait rien. Il était seulement allongé sur son lit. Lorsque Nemo s’assit près de lui et lui secoua doucement l’épaule, il cligna des yeux, remua, et enfin se redressa quelque peu. Mais il gardait la tête baissée.
– J’ai pas dormi. Pas dormi cette nuit, pas dormi aujourd’hui. J’ai rien fait.
Ce furent ses premiers mots. Puis, après un court silence :
– J’ai peur de dormir.
– Pourquoi ?
– Je fais que des cauchemars. Même si je dors je suis épuisé.
Un frisson le secoua.
Nemo passa son bras derrière ses épaules. Elle était prise d’une grande tendresse, grande tristesse aussi, elle aurait voulu l’aider, mais elle ignorait comment. La fatigue grandissante de Daniel l’angoissait plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre.
– Il s’est passé quelque chose avec Sachenka ?
Il la fixa, hébété.
– Ah bon ?
– Elle est rentrée pendant la nuit, non ?
– Oui c’est vrai… Elle t’a dit quelque chose ?
– Non. Je sais pas, je me demandais.
– Je… Je sais pas non plus, Nemo.
Elle ne sut pas quoi répondre C’était une histoire entre elles, songea-t-elle, et peut-être qu’elle extrapolait, peut-être aussi qu’elle n’avait pas à s’en mêler.
– Tu as fini ton poème ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
– Non. Mais je vais le lire à la Cantatrice. Demain. Je m’en sors plus, j’en peux plus, il faut qu’il sorte, tant pis. Je peux pas rester ici à frapper ma tête contre la feuille. Je leur dirai… Je sais pas ce que je leur dirai, mais tant pis.
– On va venir, dit Nemo. Sachenka t’a jamais vu déclamer, non ?
Il ne dit rien, et elle le prit dans ses bras. Il ferma les yeux.
– On va venir, répéta-t-elle. On va venir.

Le lendemain, elles s’y rendaient.
Les gens s’écartèrent à leur entrée. Nemo, les ignorant superbement, fendit les groupes pour gagner un côté de la pièce, où les filles s’adossèrent au mur. Daniel se précipita vers elles et prit leurs mains avec ferveur. Sachenka se crispa, sans se dégager.
– Merci…
– Ça va ? demanda Nemo.
Il eut une grimace.
– Fatigué. Je suis tellement fatigué. Mais je crois que ça va aller.
Nemo hocha la tête en souriant. Elle refoula son inquiétude.
Il n’était pas le seul à déclamer ce soir-là, et il resta avec elles jusqu’à ce que ce soit son tour. Il étreignit leurs mains une dernière fois et monta sur le tapis, sous les applaudissements enthousiastes des autres.
– Ça fait longtemps ! fusa une voix.
Daniel adressa un sourire à la foule.
Il commença comme il en avait l’habitude, à mots hachés, voix basse, qui obligeait ses auditeurs à s’approcher. Bientôt, le public se serra face à lui, l’oreille tendue. Ses mots tombaient l’un après l’autre, et ils semblaient lui échapper plus qu’il ne les libérait ; il semblait qu’il était pris dans sa propre vitesse, et qu’il fuyait quelque chose, en accélérant le rythme, jusqu’à décocher son texte à une telle cadence qu’on ne l’entendait plus, on le sentait seulement. Le public s’était reculé. Il y avait un halètement chez Daniel, un souffle arraché de sa poitrine, et Nemo eut rapidement l’impression qu’il était en train de s’étouffer. Elle n’osa pas l’interrompre cependant, mais Sachenka, timidement, prit sa main.
– C’est normal ? demanda-t-elle dans un souffle.
– Je crois…
Un trouble avait touché Nemo au contact de la jeune fille, et elle avait répondu dans un balbutiement. Elle sentit quelque chose trembler en elle. Elle repoussa la sensation pour se concentrer sur Daniel. Elle ne croyait plus que c’était normal ; cela pouvait encore être un effet de scène, mais est-ce qu’il était en état de s’investir à ce point ? Il était tombé à genoux maintenant, ce qui n’était pas inhabituel, mais il ne déclamait plus : il crachait. Entre ses raclements de gorge il expectorait parfois un mot ou un autre, mais son souffle se raccourcissait, sa respiration s’accélérait à une rapidité inquiétante. Nemo bondit sur ses pieds.
Il ne leva pas la tête pour la voir venir. Il était roulé en boule sur le tapis, sa voix s’échappait de son corps en un borborygme. Le public s’écarta instinctivement pour la laisser passer, et elle tomba à genoux près de lui. Sachenka s’était levée elle aussi, mais elle restait figée, debout, fixant la scène.
– Daniel. Daniel. Relève-toi.
Sa logorrhée de mots ne s’arrêtait pas, et ses mains se déplaçaient sur le tapis comme deux araignées, cherchant quelque chose à agripper, et lorsqu’il trouva la main de Nemo, il la serra avec une force telle qu’elle se dégagea brutalement.
– Daniel !
Elle le prit par les épaules et le secoua. Le public s’était reculé, effrayé. Ils se regardaient entre eux, sans faire un geste.
– Daniel, Daniel, regarde-moi, arrête, relève la tête, regarde-moi…
Il eut deux violents hoquets, et enfin leva sur elle deux yeux écarquillés, rouges, quasiment vitreux.
– Ça va pas Nemo.
– Je sais, répondit-elle en essayant de juguler le désespoir qui l’envahissait. Je sais. Viens.
Elle réussit à le mettre sur ses pieds et le sortit de la scène.
– Faites autre chose ! cracha Nemo aux poètes qui les regardaient passer, l’air effaré. Continuez, allez !
Sachenka les suivait à quelques pas. Ils les fixèrent jusqu’à ce qu’elles sortent, et elle pressa le pas pour échapper aux regards. Nemo les guida jusqu’à une sortie qui permettait d’éviter la salle principale, et elles se retrouvèrent enfin à l’air libre. Daniel pesait de tout son poids sur elle, et il tomba à genoux ; Nemo le rattrapa de justesse, et, avec inquiétude, l’assit précautionneusement sur le trottoir. Il dodelinait de la tête. Elle s’accroupit auprès de lui.
– Daniel ?
Il resta muet. Sachenka se tenait à une courte distance. Elle les regardait, mais ne s’approchait pas.
– Daniel, on va te ramener chez toi. Je peux rester avec toi si tu veux. D’accord ? Il faut vraiment que tu dormes. Je t’aime, d’accord ? Faut que tu te lèves, on ne réussira pas à te porter, il faut que tu marches avec nous. On va te soutenir. Tu veux bien ?
Il la regarda sans un mot. Il avait les yeux cernés, et la peau extraordinairement pâle. Nemo refoula les larmes et l’angoisse et prit la main de Daniel.
– Viens.
Il se leva. Nemo se tourna vers Sachenka, s’apprêtant à lui demander de l’aide, mais celle-ci la coupa dans un marmonnement.
– Je rentre à l’église.
Nemo la regarda s’éloigner. Lorsque Sachenka eut disparu dans les ruelles, elle se tourna Daniel qui avait posé sa tête sur son épaule, et dont les yeux grands ouverts fixaient le vide. Elle le redressa, lui prit la main, et reprit la route.

Chapitre 18 : Dans le tunnel >