
Entre les parois du tunnel, la tension se faisait asphyxiante.
Deux nuits étaient passées depuis la déclamation. Daniel et Sachenka rampaient au coude à coude devant Nemo. Sachenka était manifestement mal à l’aise, et se faisait violence pour maintenir la proximité qu’obligeait le tunnel. Elle progressait par à-coups, s’arrêtant fréquemment pour le laisser passer, retournant contre lui. Elle faisait des embardées qui ne faisaient que compliquer leurs mouvements. Elles avaient, pourtant, déjà accompli tout le premier trajet ; elles étaient allées si loin de l’autre côté du fleuve qu’elles avaient estimé plus prudent de rejoindre La Chapellerie par les souterrains. Cette route ne leur était pas familière, et elles n’avaient dû qu’à l’habitude de Daniel de ne pas se perdre en transportant le corps.
Nemo les regardait avec inquiétude. Daniel, toujours plus épuisé, était de plus en plus agacé par la gêne de Sachenka. Nemo avait à plusieurs reprises proposé d’échanger leurs places. Ni l’une ni l’autre ne lui avait répondu.
Sachenka fit un énième écart, et Daniel, brusquement, se retourna sur elle. L’espace était si étroit que ce mouvement suffit à la plaquer contre le mur. Il la saisit par les épaules.
– Ça suffit, gronda-t-il.
– Lâche-moi !
Il la secoua violemment. Nemo était pétrifiée. Sachenka se démenait entre ses mains, se contorsionnant pour échapper à sa prise.
– Tu te déplaces normalement maintenant, ou tu recules, mais tu restes pas dans mes pattes, t’as compris ?
Une expression si atroce tordit le visage de Sachenka que, brutalement, Daniel ouvrit les mains. Elle s’effondra sur le sol. Il y eut un moment d’immobilité, surréelle, alors que Nemo contemplait la scène horrifiée, et que Daniel fixait Sachenka, qui ne regardait personne.
Le visage fermé, il se détourna, et s’éloigna vers l’avant du tunnel. Nemo s’approcha de Sachenka, mais celle-ci se dépêcha pour reprendre sa place auprès de Daniel. Elle se colla au mur, tête baissée.
Nemo ne comprit pas.

Elles rôdent. Il n’a pas eu le courage de descendre. Elles ne sont pas distinctes, cependant, elles se sont regroupées (c’est étrange) elles conciliabulent, et il n’est pas capable, non, de tendre l’oreille…

Elle les sentit monter. Comme une vibration. Imperceptible d’abord, quelque chose dans les parois incurvées du tunnel. Ce n’était pas ce qu’elle connaissait et ce fut la raison pour laquelle sa concentration glissa dessus. Elle était si obnubilée par Daniel et Sachenka, elle était tant ailleurs que même la question tremblante de Sachenka – Ce bruit ? Ce bruit c’est quoi ? – ne la fit pas réagir. Il fallut qu’un éclat incongru attire son attention, au coin de son regard, pour qu’en un éclair la mémoire lui revienne et qu’elle se fige.
– Faut sortir.
– Quoi ?
Daniel lui avait répondu sans s’arrêter. Elle voulut se répéter – elle cherchait, désespérément, quelque chose pour les avertir, même un mensonge, quelque chose qui leur ferait assez peur pour qu’elles l’écoutent, elle n’avait pas le temps de se perdre en explications – un cri lui coupa la parole. Sachenka s’était jetée contre le mur du tunnel et s’en était retirée derechef, et elle avait redressé la tête, tendue. Nemo les sentit à ce moment-là, ça lui tomba dessus, soudain, un frémissement, quelque chose, un son qui était monté – comment avait-elle pu ne pas l’entendre ?
– PARTEZ !
Daniel se retourna vers elle, un air d’étonnement sur le visage. Mais le cri, le second cri de Sachenka, un cri de pur effroi, couvrit les appels désespérés de Nemo. Il ne vit pas ce qu’elle voyait, mais il entendit d’un coup ruer dans le tunnel, comme si le vent s’était mis à souffler, les voix, les vois innombrables, qui soudain surgissaient et il se sentit assourdi par ce son, ce murmure, il entendait Nemo loin de lui qui criait Partez ! Nemo qui criait loin de lui déjà loin comment était-ce possible elle n’était qu’à quelques mètres –

Il a senti la fuite brusque, l’air expiré, il les a senties s’en aller et même s’il n’y a pas cru – même s’il n’y croit pas, il est envahi maintenant par la terreur qu’elle ressent et la sienne, et bien qu’il ne comprenne pas – comment ont-elles pu sortir – bien qu’il ne comprenne pas, il panique tout à coup parce que Nemo est seule et qu’elles sont là.

Nemo avait, par réflexe, fermé les yeux. Elle ignorait ce que voyaient Sachenka et Daniel et ne voulait pas le savoir. Elle crapahuta à l’aveugle, en avant, jusqu’à buter sur – elle ignora qui jusqu’à ce qu’elle saisisse son poignet et que Sachenka tente violemment de se dégager – jusqu’à la tirer en arrière, en répétant Partez ! elle le répétait sans réfléchir, juste en espérant qu’elles l’entendent à travers toutes les voix, qu’elles l’entendent qu’elles comprennent et qu’elles partent enfin qu’elles fuient dans le bon sens, elle tirait Sachenka par le poignet, elle entendit dans la cacophonie bruissante Daniel qui rampait vers elles et elle agita la main vers lui, dans l’espoir, peut-être, de le tirer lui aussi, et sa main, soudain, rencontra la sienne – elle tira mais bascula en avant sous son poids – mais il avait compris, il l’avait entendue, probablement, et il la remit d’aplomb immédiatement et attrapa le bras de Sachenka qui se débattait de terreur et elles reculèrent comme ça, mais elles étaient trois de front dans le tunnel et déjà elles étaient trop serrées, et Sachenka se démenait tellement qu’elles finirent par la lâcher chacune et chuter. Nemo plaquait ses mains sur les parois, au hasard. Mais rien ne réagissait, tout était différent ; les murmures tempêtaient tout autour d’elle, raclaient contre les murs, sifflaient dans le goulot du tunnel, si proches qu’elle n’entendait plus les cris de Daniel, ni les glapissements de Sachenka.

Il essaie, il respire, lentement, pour se calmer, apaiser sa peur. Il se concentre – c’est trop dur – il se concentre sur ce qu’elles disent – ce qu’elles lui murmurent d’habitude – pour gagner leur source. Il tremble mais c’est pour elle, il faut – il faut –

Daniel et Sachenka s’étaient reculées. Sachenka était plaquée contre une paroi, Daniel, un peu plus en avant, avait le regard rivé sur Nemo, mais il n’osait pas s’approcher. Elle avait les mains enfoncées dans la terre. Yeux fermés, la bouche tordue. Les voix se faisaient maintenant saccadées, comme si le souffle qui les produisait avait des ratés, s’avalait. Nemo tremblait, non, vibrait, elle tremblait tellement fort et elle suait abondamment, et les voix, extraordinairement, refluaient.
Elle entendait aussi – elle sentait, plus qu’elle n’entendait, le souffle s’affaiblir, les voix se bousculer, et elle ne comprit pas immédiatement – elle était si concentrée sur elle-même, sur : ne pas lâcher, garder la force comme une corde tendue – si concentrée qu’elle ne sentit pas tout de suite la succion qui aspirait les voix, comme un appel d’air vers lequel elle les repoussait. Elles se rétractaient en pagaille, reculaient, heurtaient les murs, et elles s’éteignaient, petit à petit, et Nemo sut qu’elle n’était pas toute seule, que quelque chose – quelque chose les rappelait – saisies et tirées en arrière – et Nemo comprit, soudain, comme une évidence, parce qu’elle se rappelait, parce que, forcément –
Morphée.
Elle perdit connaissance.

Il expire en tremblant.
Il est extrêmement tendu. Les murs, autour de lui, sont immobiles : les papillons retiennent le battement de leurs ailes. Il sent refouler le murmure terrible qui accompagne sa solitude, il regrette, un instant ; il sent les voix qui se rétractent, sifflantes, mécontentes. Elles rampent, elles remontent. Il garde les yeux fermés. Il ne voit rien mais il entend – le murmure, et ses propres hurlements, sa voix détruite, il entend toute sa terreur, la sienne, et la rage, la colère, aveugles – il s’entend frapper contre les murs, se faire mal – et puis : Nous ne t’oublions pas. – la promesse répétée à n’en plus finir, alors que, alors qu’il voudrait leur répondre : Mais ce n’était pas moi – rappelez-vous, ce n’était pas moi… Mais ce n’est pas de ça qu’elles parlent ; elles sont plus nombreuses maintenant ; elles ont gonflé au cours des années, elles étaient discrètes et presque même – calmes – au début. Nous ne t’oublions pas.
Et il voudrait répondre lui aussi moi non plus – moi non plus je ne vous oublie pas et c’est vrai qu’il n’est plus capable d’oublier, Morphée. De sa mémoire il ne reste qu’une longue douleur inscrite dans son corps. Morphée vit dans ses souvenirs, enfermé en lui-même. C’est vrai qu’il se rappelle de tout. Absolument tout.
Un par un, les visages.
Un par un, les fantômes.