
Daniel avait déposé Nemo sur une couverture, et sa tête, délicatement, sur des tissus. Elle était toujours inconsciente. Elle gémissait et son front était était retourné se mettre à genoux auprès d’elle, sa main dans les siennes. Louise était montée réveiller Cassandre. Sachenka était debout dans un coin, immobile.
Daniel prit sur lui de raconter ce qu’il s’était passé. Phileas était très attentif. Mais le récit était vague ; il se rappelait surtout des voix, et de la terreur qui l’avait saisi face à cette manifestation surnaturelle. Il dit que Nemo leur avait répété de partir, plusieurs fois. Il raconta qu’elle était tombée à genoux tandis qu’elles se tenaient en arrière, impuissantes, qu’elle avait enfoncé ses mains dans la terre, et que même à cette distance, on voyait qu’elle tremblait, et il raconta aussi qu’elle avait fermé les yeux ; et enfin, que simplement, les voix s’étaient reculées. Il n’en savait pas plus. Il gardait, lui, des sensations fragmentaires, noyées dans la panique qu’il avait ressentie à ce moment-là. Sachenka ne disait rien.
Phileas leur posa une série de questions auxquelles elles ne surent pas répondre. Nemo roula sur le côté en gémissant et Daniel, aussitôt, précipita ses mains sous sa tête. Elle ouvrit faiblement les yeux. Lope se pencha sur elle.
Nemo s’assit précautionneusement.
Elle vit Phileas. Le padre, attentionné et inquiet. Daniel tout près d’elle, Louise et Cassandre, en retrait. Et Sachenka, tête baissée, tendue.
Elle les regarda tour à tour.
Personne ne peut rien me faire.
– Je sais ce que c’était, répondit-elle à la question silencieuse de toutes. Mais il faut que… Je dois vous dire quelque chose, sur le laboratoire.
Elle glissa un regard vers Phileas. Il n’affichait aucune morgue, pas de victoire ; il était grave et concentré.
Daniel s’était tendu.
– J’ai pas tout raconté.
Et elle parla de Morphée. Mais, dans une dernière réserve, elle ne mentionna pas son nom ; elle resta factuelle, évacua du récit ses sentiments. Daniel était, elle le sentait, sur le point de retirer sa main et tout en parlant, elle la serra dans les siennes. Il ne la regardait plus.
Elle raconta sa seconde visite, et l’attaque similaire à celle qui avait eu lieu dans le tunnel. Ici, son récit n’était pas beaucoup plus précis que celui de Daniel ; elle ne sut que décrire ce qu’elle avait vu et entendu, la réaction de Morphée et la façon, qu’elle ne comprenait pas elle-même, dont elles avaient fini par repousser les voix. Enfin, elle mentionna sa certitude qu’elle n’avait pas agi seule dans le tunnel.
– Il n’était pas là, bien sûr, mais il faisait quelque chose. Les voix viennent de chez lui, il est peut-être capable d’agir dessus… Je ne sais pas.
– Daniel dit que tu as fermé les yeux ?
– Il y a eu des apparitions là-bas, la première fois. Vous n’avez rien vu ?
Elle se tourna vers Sachenka et Daniel. Celui-ci se mit debout, dégageant sa main.
– Non.
Elle voulut dire quelque chose mais il s’était déjà détourné. Daniel et Sachenka sortirent de l’église, sans un mot, sans se toucher.
Nemo voulut alors qu’elles partent toutes. Elle ne savait pas si elle voulait poursuivre Daniel ou si elle était trop épuisée, si elle ne voulait pas seulement s’enrouler dans les couvertures et rester seule, et peut-être, pleurer.
Quatre paires d’yeux étaient encore posées sur elle.
Elle murmura seulement :
– J’ai besoin de vous.
Phileas eut l’air surpris.
– Tu veux pas te reposer ? demanda Cassandre.
– Tu nous en parleras demain, dit doucement Lope.
Nemo avait les lèvres qui tremblaient.
– Oui.
Elle monta jusqu’à son lit, s’écroula sur les couvertures. La lutte avait drainé toutes ses forces. Elle se sentait beaucoup plus mal que la première fois. Elle se blottit dans tout ce qu’elle trouva de chaud, parcourue de frissons, effrayée des courants d’air. Elle craignait que les voix ne surgissent ici, dans le vent qui sifflait sous la voûte. Elle s’endormit pourtant presque tout de suite, pour sombrer dans une torpeur fiévreuse. Emmêlée dans un demi-sommeil, elle sursautait lorsque descendait jusqu’à elle un son proche d’un murmure ; il lui semblait éprouver des présences autour d’elles, et aussi – un sentiment d’absence poignant, quelque chose sur lequel elle ne mettait pas de nom, un vide.
Elle se réveilla en sursaut et se mit à pleurer. Elle voulait voir Daniel. Elle voulait – elle ne voulait pas qu’il l’abandonne, pas maintenant – pas pour ça. Elle ne le reconnaissait plus lorsqu’il basculait dans cet étrange mode colérique, lui si expansif, explosif trop souvent. Il était froid, silencieux, terriblement lointain. Un nouveau sanglot relança ses pleurs lorsqu’elle se rappela son attitude attentionnée, inquiète, lorsqu’elle s’était éveillée, sa main qui avait accueilli la sienne et l’avait pressée, comme pour lui dire – oui, je suis là, je ne t’abandonne pas – et il était parti.
Elle se remit à pleurer.

Elle écoula l’après-midi sans réfléchir, le plus vite possible. Elle manqua de s’endormir sur les livres qu’elle lisait, mais la morsure du masque la rappelait régulièrement à la conscience. Elle lisait des contes – elle en lut un grand nombre, pour ne penser à rien d’autre. Dès que Melville Hatter fut couché, elle bondit à l’extérieur. Elle hésita à courir chez Daniel et le prendre dans ses bras, parce qu’il irait mieux, parce que quoi ?
Elle rentra lentement à l’église.
Plus tard, lorsque tout le monde fut parti, elles se réunirent toutes les quatre dans le bureau du padre. Louise ne s’était pas montrée, et Cassandre avait indiqué de ne pas la déranger. Sachenka était absente. Le vide s’était resserré comme un poing autour du cœur de Nemo. Elle fit semblant, pour les autres, de ne pas le remarquer. Pour elle-même, elle repoussait de toutes ses forces le désespoir qui lui venait par vagues.
– Celui qui vit là-bas… C’est Morphée. Le dieu, Morphée.
Elle se sentit un peu bête de le balancer tout de go. Avec Daniel les confidences étaient aisées mais ici, ce nom perdait de sa certitude. Phileas fronça les sourcils.
– Comment est-ce que tu le sais ? demanda Cassandre.
– Il me l’a dit.
– Et tu le crois ?
– Oui, répondit Nemo, comme vexée de la question.
Après ça il y eut un long silence. Chacune s’efforçait d’assimiler l’information, ne pas la rejeter, la ranger quelque part où elle faisait sens.
Puis Nemo leur raconta les papillons, les visages, la captivité de Morphée. Personne ne peut rien me faire. Face au regard brillant de Phileas, elle se raccrochait à cette idée ; personne ne pouvait de toute façon pénétrer chez Morphée, et le médecin, tout acharné qu’il soit, ne prendrait pas le risque. Cependant, elle ignorait l’étendue véritable de ses recherches, et son inquiétude grossit tant et si bien qu’elle brisa soudain son récit pour se tourner vers lui :
– Je ne vous dis pas ça pour toi. Je vous dis ça parce que j’ai besoin de vos connaissances, de votre aide, toute seule je suis perdue dans cette histoire. Je ne sais pas ce que c’est que ces voix. Je ne sais pas si tout ça a un rapport avec la maladie, si on peut faire quelques chose. Phileas, je ne sais pas ce que tu cherches toi, mais Morphée dit que tu ne peux rien lui faire.
– Nemo…
– Je sais qu’il lui veut quelque chose !
Phileas, loin d’être gêné, sourit à Nemo, comme s’il était fatigué de ses inepties. Cela termina de la mettre en colère.
– Mais regardez ! Il fait semblant que j’exagère, cria-t-elle. Tu lui veux quoi, à Morphée ?
– Calme-toi, tempéra Lope.
– Arrête, siffla Cassandre. Tu lui laisses faire trop de choses.
– Je sais.
La réponse du padre jeta un froid. Phileas lui-même lui jeta un regard surpris. Cassandre semblait étonnée de la facilité avec laquelle son argument avait été reçu. Nemo fixait toujours le médecin, furieuse.
– On ne va pas en parler maintenant.
– Pourquoi pas ?
– Ce n’est pas notre sujet.
Lope avait tranché d’une voix très calme. Cassandre se renfonça dans son siège.
– Nemo. Phileas, comme moi, comme toi, cherche en priorité à résoudre la question de la maladie. On pense que tu peux nous aider.
– D’accord. J’ai besoin de vous aussi. J’ai cherché dans la bibliothèque de Hatter, pour comprendre qui il est, ou ce qu’il est… Mais ça ne suffit pas. C’est toujours les mêmes mythes qui reviennent, Morphée dedans n’est pas vraiment Morphée.
– Il t’a parlé de ses capacités ? demanda Cassandre.
– Je sais juste qu’ils sont comme atrophiés.
– C’est le dieu des rêves liés aux êtres chers, et des rêves prémonitoires. Il est peut normalement prendre l’apparence de n’importe quel mortel et les endormir quand il veut.
– Prémonitoires ? C’est possible ? Ça existe ?
– C’est une question complexe, répondit Lope.
L’attention se déporta vers lui.
– C’est une théorie… Que Morphée représente à la fois le futur et les êtres chers n’est pas anodin. Nous sommes en mouvement, mais plusieurs types de mouvements, différents. Grâce aux êtres chers Morphée atteint la représentation des relations. Je pense que l’avenir qu’il peut prévoir est celui qui découle des dynamiques qui relient les personnes entre elles. Cassandre, tu peux confirmer ; chaque mythologie comporte plusieurs personnages capables de « prédire l’avenir » voire d’agir dessus, et ce n’est pas toujours de la même façon. Morphée peut probablement intercepter le mouvement des vies car il est capable d’éprouver le flot intime qui nous emporte.
Il fit une pause.
– Nemo, de quoi est-ce qu’il est capable actuellement ?
– Rien, dit-elle. Il subit. Il ne peut toucher personne parce qu’on s’endort directement. Il change de visage chaque fois qu’une nouvelle personne le regarde, il ne choisit pas.
– En vrai, Nemo… soupira Cassandre. Je ne crois pas qu’on puisse t’en apprendre beaucoup plus.
– Ce qu’il est maintenant, et tout ce qu’il se passe chez lui, c’est toi qui en sait les plus.
– Et les voix ? Ça ne vous évoque rien ?
Cassandre et Lope secouèrent la tête.
– Ça ne nous dit pas grand-chose sur la maladie, commenta Phileas.
Il y eut un murmure d’impuissance.
– Je lui en ai parlé, dit Nemo. Il ne sait même pas ce que c’est. Il ne sait pas pourquoi les gens viennent. Il dit qu’il ne veut pas, mais qu’elles viennent quand même.
– Encore mieux, maugréa le médecin. Personne sait ce que c’est, même un dieu est infoutu de nous renseigner !
Il soupira et se mit debout.
– Faut que je réfléchisse.
Il quitta le bureau. Cassandre se leva à son tour, et lorsque Nemo l’imita, Lope interpella :
– Nemo ?
– Oui ?
– Tu veux bien rester deux minutes ?
Elle acquiesça tandis que Cassandre fermait la porte derrière elle. Le padre s’était levé et avait contourné son bureau.
– Je reviens.
Il souleva une tenture qui dissimulait une petite porte, qu’il ouvrit avec une clé suspendue autour de son cou, et se glissa à l’intérieur. Quelques instants plus tard, il revint vers Nemo qui, curieuse, s’était redressée sur son siège. Il lui tendit une paire de gants de cuir, noirs et doux.
– Pour Morphée, dit-il simplement.

Morphée plie et déplie ses doigts. Il tend sa main devant lui, éprouve la douceur du cuir. Nemo le regarde faire en souriant. Il est difficile de dire laquelle est la plus émue des deux.
Il la regarde presque sans oser. Nemo refoule son instinct de répulsion, et elle prend dans ses mains la main gantée de Morphée.
Elle glisse ses doigts entre les siens. Le cuir résiste au contact, craque doucement. Le cœur de Nemo bat fort dans sa poitrine ; c’est un contact si étrange ; attendu et redouté, un contact comme interdit, un interdit qu’elles ont contourné. Un contact inachevé.
Le lieu frémit tout entier. Morphée tremble, et Nemo bouleversée de comprendre sa solitude tient ses deux mains entre les siennes, les porte à son visage, les tient contre ses lèvres.