Chapitre 20 : Le cauchemar de Melville Hatter

Nemo s’épuisait. Elle enchaînait les nuits courtes et agitées. Elle s’était rendue chez Daniel, qui ne dormait quasiment plus ; elle, dans un nid de tensions croissantes, était incapable de trouver le sommeil. Elles n’avaient fait que se défendre l’une de l’autre. C’est sans doute cela et tout le reste qui fit que, pour la première fois, elle s’endormit dans la bibliothèque de Melville Hatter.

Elle fut éveillée par un son. L’air était comme poisseux. C’était une sorte de mugissement, entrecoupé de hoquets et de gargouillis. Elle finit par comprendre que c’étaient des pleurs ; à ce moment-là, elle était tout à fait réveillée.
Elle posa le livre qui était resté sur ses genoux, et se leva lentement du fauteuil. Elle sortit dans le couloir. Les sanglots de Melville Hatter étaient interrompus de cris, des cris d’effroi ; et il bredouillait par intermittences, mais c’était si confus qu’elle n’en saisissait rien. Au seuil de la chambre, une brusque sensation d’étouffement l’étreignit. Il y avait quelque chose de familier, aussi, comme un frémissement mais – c’était trop rapide – trop fort ?
Elle vit avec horreur quelque chose, une sorte de petite boule grouillante, s’extraire en rampant de la fente sous la porte. C’était si sombre qu’on n’en distinguait pas les détails, et comme suintant sur son passage. Il fallut un moment à Nemo pour rassembler son courage, et du plat des paumes elle poussa la porte.
Elle cria et recula. Les murs et le sol étaient noirs, entièrement noirs, fourmillant de papillons englués les uns dans les autres. Leurs antennes s’agitaient mollement, empêtrées dans la masse. Dans l’air, ils saturaient l’espace, virevoltant en un nuage dense. Au centre de ce cauchemar, ses draps tirés sur lui comme s’ils pouvaient le protéger, Melville Hatter fixait un point au milieu de la nuée.
Et ce que Nemo remarqua soudain, ce fut son visage nu.
Il était aussi blafard que son masque. Mais des yeux immenses, écarquillés, injectés de sang. Bleus, presque noirs. Et des rides aussi, abondantes ; des rides qui avaient pris le pli du masque. Il semblait plus flétri au centre son visage, concentré autour d’un nez aplati, d’une bouche contorsionnée entre les rides. Elle était légèrement entrouverte, et un filet de bave en coulait.
Un espace s’était dégagé autour de Nemo. Dès qu’elle bougeait, les papillons l’évitaient par embardées et se réorganisaient précipitamment dans l’espace. Ce fut ce déséquilibre qui attira le regard de Melville Hatter ; immédiatement il se recroquevilla sur lui-même, terrorisé par cette nouvelle apparition. Nemo retira son propre masque. Melville Hatter était secoué de tremblements. Il tourna la tête malgré lui, le regard comme aimanté vers le centre de la pièce, là où le mouvement des papillons était le plus dense.
Nemo fit deux pas en direction du lit. Elle se tenait à distance du mur gluant et noir, mais le sol était pareillement infesté, et les insectes se contorsionnaient sous ses chaussures. Elle guettait le point que fixait Melville Hatter ; alors qu’elle avançait, il lui semblait y voir se dessiner une forme au milieu des battements d’ailes. Une image fluctuante, dont la vue ne se surprend que par une succession de vacillements et de disparitions, se dessine en creux du mouvement. C’est un relief : une certaine épaisseur, et des contours qui se font et se défont inlassablement. L’image n’existe que par son inconstance. Nemo s’immobilise, ébahie. Les battements d’ailes sont si rapides et omniprésents qu’ils laissent dans leur sillage une trace de mouvement. C’est d’une coordination surnaturelle ; pourtant une scène se joue bel et bien au centre de la nuée. Les formes glissaient selon l’angle dans lequel on les regardait. Subjuguée, Nemo se rapprocha de Melville Hatter, qui se tenait dans l’angle direct de l’image. Elle distingua un personnage de grande taille ; il s’écarte d’une flaque – non, une silhouette – un amas de contours brouillés sur le sol. Une vague de battements d’ailes lui révèle la figure fugace d’une femme. Il semble qu’une chemise de nuit est drapée autour de son corps frêle, et son ventre, sur laquelle elle a une main posée, est gros. Elle a – Nemo sursauta, alors que son regard tentait d’accrocher des détails, une consistance – un bras tordu dans un angle inexistant. Il y a des plages blanches sur son crâne, essaimées dans le flaque de ses cheveux. Quelque chose sonne faux.
La manque de lisibilité des formes ajoutait à l’angoisse et à la confusion. L’action se déroulait au ralenti, empêtrée dans les papillons comme dans une mélasse. Le premier personnage est le moins défini des deux. Il est impossible de lire les traits de son visage ; les mouvements qu’il fait laissent des traces dans l’air qui en rendent la lecture difficile. Il se retourne, par à-coups, avec une lenteur de cauchemar, vers Melville Hatter, et – Melville Hatter lui rend son regard.
La silhouette se met à se tordre. Elle est secouée de spasmes violents, gondole, gîte d’un bord et de l’autre comme en tempête ; ses mains agrippent son visage informe, brouillant ses contours. Elle s’affaisse sur elle-même. Elle est ballottée comme par un vent violent, secouée de plis et de ruptures, elle se dégonfle dans une débauche de papillons noirs, Nemo est nauséeuse et Melville Hatter a détourné le regard ; il sanglote, le visage enfoui dans les draps.
Bien sûr, elle reconnaissait les papillons. Elle reconnaissait la gestuelle de la silhouette torturée qui rampe maintenant en direction de la porte – répugnant et misérable, si effroyablement misérable, réduit à une convulsion de souffrance, à une fuite. Des papillons s’arrachent de lui pour s’agglutiner autour de la poignée de la porte, il en dégouline sur le battant, dans les entailles du bois, ils se déchirent les ailes en s’échappant par la serrure. La silhouette s’effondre fréquemment et il semble alors qu’elle va se disperser – que sa masse grouillante va éclater et ne laisser qu’une trace, mais la nuée, extrêmement compacte à cet endroit-là, se reforme inlassablement, ruant vers la porte.

– Morphée !

Les papillons se suspendent.
Melville Hatter est livide.
Lentement, la silhouette tourne vers elle sa tête sans visage.
L’extrémité de ses jambes se confond avec le sol. Ses bras sont arqués une araignée ; sa tête s’est penchée dans un angle impossible. Les papillons demeurent en l’air. Ils ne battent pas des ailes, ils flottent, seulement. Un calme étrange s’est fait.

– Morphée ?

Morphée s’immobilise à son tour.
Il y a quelque chose, dans le sillage de cette voix, d’extrêmement douloureux. Il y a une distorsion de temps ; la voix ne l’atteint pas seulement à travers la distance, mais à travers les quinze années qui le séparent d’Alma Hatter.
Il comprend très vite qu’il ne se passe pas la même chose que la dernière fois. Ce ne sont pas les voix, pas cette fois, alors quoi ? Pourquoi porte-t-elle dans sa voix ces quinze années de distance ? Les papillons s’agitent, certains s’emmêlent autour de lui. Les murs se contractent, inquiets. Morphée barre la panique qui l’envahit, il ferme les yeux et se recroqueville dans un coin, les mains sur les tempes. Il se concentre sur cette voix, il essaie, il repousse ce qui vient par la brèche de temps qui est en train de se déchirer, de toutes ses forces, il essaie, d’entendre, seulement –
Morphée, c’est toi ?
Les murs frémissent.
Morphée ?

– Morphée, je ne sais pas ce qu’il se passe, mais tu ne dois pas rester ici.
Nemo s’était agenouillée sur le sol. Sa voix tremblait. Elle avait les deux mains tendues vers la silhouette, paumes en évidence.
– Pars, Morphée. Je sais… Je sais que c’est toi. Si tu m’entends, si tu me comprends, rentre chez toi. Je t’en prie.
Elle espérait qu’il se raccroche à sa voix. Le vol des papillons reprend, lent, ponctué de chutes dont ils remontent en flèche, créant des bousculades. La silhouette est immobile au creux du mouvement. Nemo s’approche et les papillons reculent brutalement, la silhouette vacille. Un chaos s’est formé à hauteur de sa tête ; c’est un tourbillon d’ailes et d’antennes qui se déchirent et jaillissent, comme une trombe localisée au visage.
Nemo tremblait de répulsion lorsqu’elle tendit sa main vers cette face effroyable. Elle se força malgré sa nausée, malgré le carnage des papillons qui essayent à tout prix de la fuir et les spasmes de souffrance de la silhouette qui, rendue à sa mobilité, rampe le plus loin possible d’elle, malgré sa peur et ses réminiscences du contact de Morphée – elle touche le visage du bout des doigts.

Morphée crache un cri de douleur. Ça brûle – une douleur intense – incomparable à tout ce qu’il a connu depuis – depuis – qu’il s’est enfui – depuis qu’il a fui – rampé, épave presque morte mais immortelle, depuis qu’il s’est traîné jusqu’au laboratoire – qu’il a croisé ce regard, ce premier regard, terrible, exorbité de souffrance et capable seulement de douleur – depuis qu’il a été réduit à néant par cette douleur – et qu’une face s’est clouée pour la première fois à son propre visage, depuis – depuis –

depuis –

Les papillons éclatèrent au contact de Nemo et la tête se convulsa horriblement. La silhouette entière se mit à trembler, puis à expulser de violents spasmes et la débâcle créa comme un immense frisson sur les murs, tandis que Nemo, une grimace d’effort tordant ses traits, maintenait ses mains en plein dans la silhouette agonisante.

depuis que la femme est morte et que l’enfant est mort et que l’homme alors l’a regardé
et qu’il a fui, emportant le visage d’Alma Hatter dans le sien
sur ses traits un visage étranger, fui
dans les rues dévastées de cauchemars, fui parmi ses frères et sœurs précipitées dans la tourmente, à travers les cris des bébés saisis dans leur sommeil, et les folles et les somnambules
jusqu’aux murs pétrifiés de rêves

Les papillons s’engouffrèrent comme une bourrasque par la porte. La silhouette se délitait à une allure vertigineuse, les murs, le sol se décapaient à toute vitesse, et en un clin d’œil toute la noirceur fut aspirée à l’extérieur.
Nemo, sonnée, fixait le couloir par où le cauchemar s’était enfui.
Un froissement la fit se retourner. Le chapelier avait le regard rivé sur elle, son drap remonté jusqu’à sa bouche, comme un enfant. Il avait les lèvres tremblantes, et il la regardait, sans parler, en état de choc. Nemo s’approcha du lit, tout près de lui, et dégagea délicatement une de ses mains pour la prendre dans les siennes. Elle était épuisée ; mais soulagée aussi et elle lisait dans les yeux de Melville Hatter une gratitude indicible.
– M-m-m-m…
Elle pressa sa main. Il baissa la tête et se mit à pleurer. Nemo monta à genoux sur le lit pour prendre dans ses bras le vieillard en larmes. La répulsion qu’elle éprouvait pour lui refluait tant le désespoir du chapelier était grand, insondable. Il lui semblait si vieux à cet instant, si fragile ; elle osait à peine l’étreindre. Elle était profondément émue, et ainsi le garda longuement contre elle.

Chapitre 21 : La nuit des cauchemars >