Chapitre 21 : La nuit des cauchemars

Morphée est venu de nulle part, comme les autres.
Il a jailli dans la nuit dense de La Chapellerie, précipité dans la mêlée de ses frères et sœurs par l’explosion fantastique qui venait de se produire. Il ne sait mieux l’expliquer ; il dit :
– Une de mes sœurs était tenue prisonnière ici. Je ne sais pas comment elles ont réussi à faire ça, mais elles l’ont gardée, très longtemps. Elles l’ont tenue enfermée, elles l’ont étudiée. Et elle a attendu.
– Combien de temps ?
– Des années. Elle a attendu qu’elles commettent une erreur.
– Et ?

Elle est nue, recroquevillée, les bras autour des genoux.
Pas un frisson sur son épiderme, pas un souffle dans sa poitrine. Pas un battement de cils qui vienne troubler la fixité de son regard. De sa bouche, à peine entrouverte, s’échappe en continu une nuée de papillons, et chacun en se déployant donne naissance à une couleur encore inconnue. C’est un étrange spectacle ; on y voit non pas un nuage d’insectes, mais une image, aussi précise dans l’éphémère qu’informe dans la durée, sans cesse remodelée, toujours différente.
Elle est nue, recroquevillée, les bras autour des genoux.
Elle attend.

– Il y a eu une brèche, et elle s’est engouffrée dedans. C’est ça, c’est ce choc-là qui est venu nous chercher, nous, nous toutes, peut-être parce que c’était retenu depuis trop longtemps, peut-être parce que c’est sa colère qui nous a appelées. Ce que tu dois comprendre, c’est que nous sommes divines. Chez vous, notre image n’est que la vôtre. Alors précipitées dans vos rues, il nous a fallu des hôtes, des images, des corps.

Quelque part dans le bâtiment, des cobayes sont maintenues en sommeil artificiel. Plantées de perfusions, encagées dans des lits de verre, elles gisent dans des profondeurs où les cris ne portent pas.
Une main a déclenché le protocole.

Morphée a d’instinct pris corps dans un enfant à naître, au croisement des liens et du futur. Moi ? demande Nemo. Non, évidemment que non. Pourquoi ? demande-t-elle encore, et il dit : de toutes les femmes enceintes, celle-ci était la plus aisée…

Il attrape un papillon au vol.
– Normalement, ce sont eux qui font le travail.
– Comment ça ?
– Ils sont nos nuances. Le rêve est ce qui naît dans l’entremêlement de ces nuances, le motif qui se fait et se délie, éphémère. Vos rêves sont dans le battement de leurs ailes.

C’est d’abord un frémissement le long des câbles, une secousse qui se propage en un clin d’œil. Personne n’a encore compris, mais il est déjà trop tard. Elles ont ouvert la brèche.

Le bébé est mort. La femme est morte. Emportées par la fièvre qui s’est ruée dans leur sang avec les rêves.
– Je n’ai pas eu le choix ! Je n’ai pas eu le choix, Nemo. La mort m’a pris une fois, deux fois, dans l’enfant et dans la femme, il a fallu que ce soit moi qui émerge d’elle… Et lui… Il me regardait.
– Melville Hatter ?
– Je connais… Alma Hatter.
– C’est sa femme. Personne n’a su comment elle est morte.
– Moi j’ai su.

c’était un ça au creux d’une cage

un ça comme celui qui se tapit au fond tout au fond

fait corps par la démesure, un ça

capturé

pour mieux se libérer

un ça vous ne savez pas ce que c’est

mille et une couleurs autant de nuits autant de contes

sous le regard des ignorantes, un ça

qui n’a jamais dormi

que tu as réveillé

un ça maître de votre volonté

qui n’attend que toi

que toi pour s’échapper

une femme mais est-ce une femme

un rêve

mais n’est-ce pas plus que ça un rêve

n’est-elle pas

la reine entre les éphémères

n’est-elle pas

– C’est pour ça que Melville Hatter te voit ? Il se… rappelle… de toi ?
– Il se rappelle toutes les nuits.

les papillons crèvent la peau des cobayes, ils pénètrent
leur bouche leur nez leur sexe et tous les pores,

– Elle n’a pas choisi. Je ne crois pas qu’elle ait choisi.

gonflent la chair et grouillent dans le cœur,
étouffent la voix les cris chacune mais
elles n’ont pas le temps de réagir déjà, déjà

– Quoi d’autre ? Ce serait forcément des êtres humains. Je te l’ai dit. C’est dans notre nature.

déjà le temps a fui le massacre

– Je crois qu’elles sont restées ici…

les cauchemars giclent, rampent hors des yeux
éclatent éclatent le corps

Nemo est debout maintenant. Quelque chose s’est cassé dans sa voix. Elle est en train de comprendre, elle refuse de comprendre. Morphée voit sur son visage qu’il n’a pas besoin de parler.

alors elles s’élèvent dans la mêlée,

incapables de faire corps, corps éclaté

comme une chimère ballonnée de râles, elle a

écorché la voix des corps

nous sommes encore là.

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