Chapitre 22 : Daniel épuisé

Nemo monta lentement les marches de la pension, un étage après l’autre. Cela faisait deux jours qu’elle était allée voir Morphée, et qu’elle fuyait l’idée de rendre visite à Daniel. La veille du cauchemar de Melville Hatter avait été froide et tendue de tristesse, et lorsqu’elle l’avait supplié d’aller voir Phileas et de lui parler de sa fatigue, il s’était mis en colère. Elles ne s’étaient pas reparlé depuis. Nemo se réveillait en pleurant de cauchemars où il ne la reconnaissait pas.
Elle s’était finalement décidée. Mais maintenant qu’elle était face à la porte, il fallait toquer, alors que son angoisse lui criait de s’enfuir.
Il y eut un temps de latence avant que la porte ne s’ouvre. Daniel se tenait face à elle. Il avait les yeux rouges, toujours plus cernés, et le teint d’une pâleur extrême ; ses mains tremblaient. Elle n’osa pas le prendre dans ses bras, et se mordit les lèvres pour ne pas pleurer, tant ses cauchemars lui semblaient proches.
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Je suis venue te voir.
– Pourquoi tu viens ? Ça sert à quoi ?
– Laisse-moi rentrer.
Il la regarda sans rien dire, puis s’écarta. Il s’assit à côté d’elle sur le lit, et elles restèrent un moment ainsi, en silence.
– J’ai… J’ai peur de toi, finit-elle par dire tout bas.
– Quoi ?
– J’ai peur de toi. J’ai peur que tu me chasses. De ce qu’il se passe entre toi et Sachenka…
– Mais tu m’abandonnes ! éclata-t-il soudain. Je dois faire quoi, moi ?
– Je t’abandonne pas ! cria-t-elle.
– Et tu fais quoi le soir ? Et t’es où, tout le temps où t’es pas ici ?
– Daniel !
Elle essayait désespérément de ne pas perdre pied.
– Je ne t’abandonne pas ! martela-t-elle. Je n’ose plus venir ! Tu dors plus… Tu es froid, tu es… tu me fais peur. Qu’est-ce qu’il se passe ?
– Toi ! Il se passe toi ! Il se passe que tu… que t’es pas là, tu me laisses tout seul…
Il tournait en rond dans sa chambre minuscule.
– Mais comment tu peux douter de ça ! Comment tu peux te poser la question, comment tu… Je t’aime tellement, tellement fort, depuis toujours, tu le sais… Pourquoi tu doutes… Comment tu fais pour en douter encore ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Daniel ?
– Je… Je… Je…
Il ne marchait plus. Il vacillait. Il posa son regard sur elle.
– Je ne sais pas ce qu’il se passe… Nemo je… Je… Je… Je ne dors plus.
Il avait dit ça en la fixant. Hagard.
– Je ne dors plus du tout.
Prise de court, elle ne répondit pas. Il revint s’asseoir. Il se tenait à distance d’elle, les mains ramenées sur ses genoux, la tête baissée. Il évitait de la regarder.
Nemo hasarda une main sur son dos. Il ne marqua aucune réaction.
– Je ne dors plus. Je suis… Je suis épuisé. J’aurai plus la force d’aller travailler bientôt. Je… Je me sens tellement… mal. J’ai peur de… de… Je me mets en colère… Sachenka a peur de moi… elle aussi. Et toi tu pars, toi j’ai l’impression que… c’est moi qui casse tout – toute ce qu’on est, ça glisse entre mes mains… Je suis tellement fatigué… Je… Je… Pourquoi je te parle pas ? Je sors plus beaucoup de chez moi… Je ne vois plus les poètes… Plus personne sauf toi et Sachenka… Je suis… Je… Je…
Il se mit à sangloter et Nemo le prit dans ses bras, maladroitement, et de sa main libre elle prit les siennes. Elle les dégagea doucement l’une de l’autre, et nicha sa propre main entre les deux.
– Tu vas m’abandonner… Tu vas m’abandonner… J’ai peur que tu partes… Et Sachenka… Nemo. J’en peux plus. Ça me rend fou. Aucune fille… Personne… Personne ne m’a jamais fait ça. Non, toi c’est différent, mais les autres… Je comprends pas, est-ce que quelque chose a changé ? Pourquoi ? Pourquoi elle est comme ça ?
– C’est difficile pour elle. On en a déjà parlé, tu te rappelles ? Tu as réagi, d’une certaine façon, à… à ce qu’il s’est passé dans ta vie. D’accord ? Je crois que Sachenka, c’est sa façon de réagir. De se protéger.
– Mais pourquoi elle se protège de moi ?
– Je ne sais pas. Tu lui rappelles peut-être quelque chose. Ou quelqu’un. Tu n’es pas… rassurant.
Elle avait lâché prudemment son dernier mot. Elle s’attendait à ce qu’il réagisse vivement mais il se contenta de baisser les yeux.
– Je me mets beaucoup en colère.
– Oui.
– Mais Nemo… Personne d’autre me fait ça…
– Elles n’osent peut-être pas. Ou elles ont d’autres problèmes, pas les mêmes.
– C’est horrible…
Il contemplait un abîme. Elle ne répondit rien.
– Je sais qu’on en a déjà parlé, reprit-il lentement. Mais ça me… Ça me panique, Nemo. J’ai l’impression qu’elles ne m’aiment plus si elles ne veulent plus de moi… A part toi…
Nemo se blottit contre lui. Elle était dévastée de tristesse et d’amour. Elle sentait, dans ses mots, dans son ton au bord de la panique et dans le désespoir, aussi, qui perçait dans sa voix, qu’il serait très difficile de sortir Daniel de l’écheveau de lui-même. Il avait toujours eu besoin de contact, toujours collectionné les amantes et elles le lui rendaient volontiers. Peu refusaient ses avances, et Sachenka elle-même, toute sauvage qu’elle était, s’était prise à son charisme. Mais elle se heurtait à son propre effroi et pour Daniel maintenant, c’était un mur. Oui, Nemo et Daniel en avaient parlé – des nuits durant, de cette angoisse qu’il abritait derrière sa désinvolture et sa morgue, derrière la frivolité flamboyante qu’il avait érigée en drapeau.
Elles avaient essayé, ensemble. Mais Daniel y revenait inlassablement. Il perdait ses moyens dès qu’il perdait ses repères. Il ne tenait pas.
Assise sur le lit, le serrant sanglotant entre ses bras, Nemo avait l’impression de le voir s’effondrer sous ses yeux. Il était tombé sur quelque chose qu’il était incapable de gérer, et la terrible insomnie qui l’affectait érodait ses dernières bribes de recul.
– J’ai l’impression de te perdre, murmura-t-elle.
– Non ! Je veux pas ! Je veux pas. Je veux pas que tu partes. Je veux que tu restes avec moi…
– Je ne t’abandonne pas, dit-elle, bouleversée. Tu sais que je ne t’abandonne pas.
– Je sais mais je… Je m’en rappelle pas. Quand je… Quand je me mets à angoisser, à avoir peur, je me dis… Que je te fatigue, que tu viens me voir par… par… pitié…
Il avait basculé sur le côté, la tête posée sur ses genoux. Il parlait sans la regarder. Il se parlait à lui-même. Il savait ce qu’elle allait lui répondre. Que non, bien sûr – et c’est ce qu’elle répondit – bien sûr que non, bien sûr qu’elle l’aimait, bien sûr qu’elle venait le voir parce qu’elle en avait envie et non pas pour faire semblant. C’était une évidence, et lorsqu’elle était là, qu’elle le disait et le répétait, cela semblait grotesque d’en douter. Mais il savait que l’angoisse allait revenir. Rampante. Il savait qu’elle allait se faufiler dans ses pensées à nouveau, infiltrer la chaleur du souvenir de Nemo, la confiance et l’amour. Une fois de plus. L’angoisse n’était jamais fatiguée. Jamais lassée. Jamais vaincue. Juste repoussée. Juste posée dans un coin où elle attendait. Elle pouvait attendre longtemps. L’angoisse était patiente.
Nemo caressait ses cheveux.
– Tu crois que tu peux repousser mes cauchemars ?
– Comment ça ?
– Comme les voix dans le tunnel ?
Elle suspendit son geste. Il leva la tête, et vit qu’elle avait les larmes aux yeux.
– Je… Je ne sais pas.
– Est-ce que tu veux bien essayer ? S’il te plaît ?
– Oui…
Daniel s’allongea dans son lit. Nemo se lova dans son dos, collée contre lui. Il tenait sa main comme un objet précieux. Elle lui caressait doucement les cheveux, le dos, la nuque. Parfois, sa main restait un long moment immobile avant que, dans un sursaut, elle ne réalise qu’elle était en train de s’endormir ; alors, elle reprenait, de plus en plus lentement. Daniel avait crispé ses mains autour de la sienne, et il gardait les yeux grands ouverts. Mais elle cédait à la torpeur, inexorablement. Ses caresses s’égaraient, et bientôt, sa main ne bougea plus du tout.

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