Chapitre 24 : Ce qui a eu lieu

– Il dit que je n’aurais pas dû vivre. Ma mère était enceinte de six mois, et elle a accouché dans des conditions horribles. Louise m’a dit qu’elle disait… Ma mère, pendant qu’elle accouchait elle disait qu’il se passait des choses dans son corps.
– Qu’est-ce qu’elle disait d’autre ?
– Je sais pas. Je comprends pas. Les rêves font ça, Morphée ? Est-ce que la nuit des cauchemars a pu faire ça ?
– Les rêves ont tué les cobayes. Mais ce n’était déjà plus tout à fait des rêves. Il y a une aberration fondamentale à tout ce qui a eu lieu cette nuit-là… Les rêves sont éphémères par essence et pourtant à ce moment-là ils ont donné la vie, ils ont donné la mort. Et ces instants ont perduré. Les mortes sont toujours mortes. Et tu es toujours là.
– Les voix, dit Nemo. Quand tu parles des mortes, c’est d’elles que tu parles ?
– Entre autres.
– Tu crois qu’elles… que dans le tunnel… Elles venaient me chercher ?
Elle ne sait pas pourquoi les voix lui inspirent un effroi si grand. Elles pèsent comme une menace, quelque chose de terrible, susceptible de surgir à n’importe quel moment. Elles portent cette impression étouffante qu’elles ont toujours été là et qu’elles ne partiront jamais – qu’elles reviendront toujours – et pourtant, à la fin, elles semblent aussi lointaines qu’un cauchemar.
– Je ne sais pas. Il y a une… proximité de nature entre vous. Une sorte de corruption.
– Comment ça ?
– Ce que je te disais tout à l’heure. Une aberration. Des rêves qui ont duré, qui se sont inscrits dans la réalité, qui l’ont influencée. Les papillons réagissent mal à leur contact, comme au tien…
Nemo regarde autour d’elle. Elle regarde les papillons qui arquent un plafond dont les hauteurs disparaissent dans l’obscurité. Elle regarde les couloirs qui sinuent tout autour d’eux, ceux qui s’évasent au loin, ceux qui sont déjà une impasse, ceux qui ne sont qu’un coin de mur. Elle écoute le frottement des ailes, le chuchotement incessant des vols, et la pulsation lointaine.
– Ce que tu dis, dit-elle. Ce que tu dis, c’est que tout ce qui a eu lieu cette nuit-là et tout ce qui a eu lieu depuis, tout ce qu’il se passe ici, toutes les conséquences de cet endroit, de toi – ça n’aurait pas dû avoir lieu ?
– Oui.
– Qu’est-ce qui aurait dû avoir lieu alors ?
– Rien. Elles n’auraient pas dû capturer ma sœur. Elles n’auraient pas dû… la retenir si longtemps.
– Ça a eu lieu.
– Oui ?
Nemo s’est mise debout. Fébrile, elle parle en marchant.
– Morphée. Quand on dit que ça n’aurait pas dû avoir lieu, toi comme moi, on compare, forcément : si le cours des choses dévie, a dévié, c’est bien qu’il a dévié de quelque chose. D’accord ? On imagine quelque chose comme… un ordre normal des choses. Je ne serais pas là. Les cobayes ne seraient pas mortes. Mais cet ordre normal n’a pas eu lieu. Il n’y a eu qu’un seul cours des choses et c’est celui-ci – maintenant. Celui où je te parle, où je suis née inexplicablement et tu es coincé ici et les cobayes sont mortes. D’accord ? Ce qui nous trouble maintenant, c’est que ça ne correspond pas à nos lois. Moi, je sais qu’un enfant qui naît à six mois de grossesse n’est pas viable. Toi, tu sais que les rêves sont éphémères. C’est comme ça, des lois plantées les unes à côté des autres. Des choses qui sont censées se passer d’une certaine façon, et pas autrement. Et pourtant il y a eu une faille. Et si la rupture de la loi de la naissance découle de la rupture de la loi du rêve, la rupture de la loi du rêve, elle, elle ne découle que d’elle-même, tu comprends ce que ça veut dire ?
Elle tourne de long en large, ses mains s’agitent en parlant. Elle est dans le dos de Morphée, et ne voit pas que ses mains à lui tremblent. Elle ne voit pas à quel point il a peur de ce qu’elle est en train de dire.
– Il n’y a pas d’essence des rêves. Il y a seulement ce qu’ils font, ce qu’ils deviennent, et ce qu’ils créent. Est-ce que…
Elle s’immobilise.
– Ça fait sens pour toi, Morphée ?
Il y a un long silence. Il ne la regarde pas.
– C’est impossible, finit-il par dire.
Nemo le contourne et s’agenouille. Elle parle doucement.
– Pourquoi tu te défends de ce que tout est réellement en train de se passer ?
– C’est impossible !
Il tremble formidablement. Elle sent la résistance et en même temps la force prodigieuse qui est en train de plier le déni de Morphée. Elle n’a pas besoin d’en dire plus, il a déjà ébranlé en lui-même ces pensées qu’il cherche désespérément à contenir. Il gémit maintenant, et il continue de dire : C’est impossible, il refuse de la regarder. Les papillons volent en tous sens, s’enfouissent dans ses cheveux et ses mains, il en écrase entre ses doigts, secoué de pincements.
Ce qu’ils font, ce qu’ils deviennent, et ce qu’ils créent.
– Mais mon visage… ?
Et il se serre dans ses propres bras comme pour s’empêcher d’éclater et de se répandre en morceaux. Alors c’est de l’intérieur qu’il se déchire, et ce sont des frissons qui le prennent, parce que le froid est entré, et même lorsque de la plaie il ne restera plus qu’une cicatrice, la chair se souviendra du froid.

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