
Le coup toucha le mur.
Daniel ramena immédiatement son poing. Il regardait ses mains, les yeux écarquillés. Puis il regarda Sachenka, qui avait bondi dans un coin du lit, contre les barreaux, les bras plaqués sur ses seins. Elle braquait sur lui un regard plein d’effroi, d’une intensité qu’il ne connaissait pas. Il était tétanisé.
Sachenka saisit sa chemise avec une vivacité animale et la revêtit, puis elle sauta hors du lit et toujours dos au mur, sans quitter Daniel des yeux, elle sortit. Il l’entendit dévaler l’escalier. Elle avait laissé ses chaussures, son pull, son écharpe. Est-ce qu’elle n’allait pas attraper froid ? Il détendit ses mains, fit craquer ses doigts. Luna allait peut-être l’intercepter. Elle allait attraper froid, même si elle rentrait à l’église, c’était le matin, il faisait encore nuit, elle n’avait qu’une paire de chaussures, si elle l’avait laissée c’est qu’elle allait revenir, forcément. Il était incapable de penser à rien d’autre qu’à Sachenka courant pieds nus dans les rues de La Chapellerie. Il était terrifié de lui-même, de sa violence, d’être si faible et en même temps il voulait pleurer – s’effondrer enfin. Il était si fatigué…
Il fallait qu’il retrouve Sachenka. Qu’il s’excuse. Et qu’il lui rende ses chaussures. Il fallait qu’il lui dise qu’il ne le referait pas, que ce n’était pas de sa faute, qu’il était très fatigué, qu’il l’aimait, qu’il ne l’aurait jamais frappée, c’était le mur qu’il visait, il ne voulait pas… Il fallait qu’il lui dise… Qu’elle le prenne dans ses bras enfin, qu’elle le touche enfin. Il fallait…
Lorsqu’il descendit, elle était partie depuis longtemps. Luna était absente. Il cria le nom de Sachenka sur tout le chemin jusqu’à l’église, mais seul le grondement interminable de la ville lui répondit. L’aube était encore loin. Il tremblait, mais il ne se demanda pas si c’était de fatigue ou de froid. Il contourna l’église pour entrer par la petite porte. Il fut accueilli par le silence épais des murs et du sommeil.
Il monta à l’étage où dormaient les filles. La couche de Sachenka était vide. Celle de Nemo aussi.
– Daniel ?
Cassandre s’était relevée.
– Sachenka est ici ?
– Elle n’était pas chez toi ?
– On s’est disputées… Elle est partie.
– Où ?
– Je pensais qu’elle serait revenue ici…
– Tu sais dans quelle direction ?
– Non, bredouilla-t-il.
Cassandre se précipita en bas de l’escalier et, rapidement, elle réunit Louise et Lope dans le chœur. Louise alluma quelques bougies pour percer l’obscurité de l’église. Elles communiquaient à voix basse, une inquiétude grandissante sur le visage.
– Où est Nemo ? demanda Daniel – mais dans l’agitation, personne ne lui répondit.
Le padre entra dans le laboratoire. Louise, emmitouflée dans un manteau trop grand pour elle, sortit de l’église, et le froid entra brièvement. Daniel répéta sa question lorsque Lope revint avec Phileas, mais tout le monde était alarmé par la fugue de Sachenka et on ne faisait plus attention à lui. Il resta au milieu de l’église, les bras ballants, épuisé au-delà du possible, et quelque chose en lui d’effondré. Il sentait l’agitation plus qu’il ne la voyait, comme un tourbillon, une vivacité dont il était absent. Sachenka était partie, Nemo était partie, il était seul avec son dégoût de lui-même, son effroi, immenses. Enlisé dans l’horreur qu’il éprouvait à cet instant pour son propre corps et la violence qu’il abritait, sa force, durement gagnée, qui se retournait maintenant contre lui ; pour ses propres pensées, obsessionnelles, ses cauchemars, sa fatigue… Il était seul, si seul et si fatigué, et il voulait Sachenka et il voulait Nemo et il voulait qu’on lui dise qu’il n’y avait pas de problèmes et qu’elles lui disent qu’elles l’aimaient et il voulait dormir.
Dormir.
Il sortit, vacillant, sans que personne ne le remarque, et marcha droit vers l’ancien laboratoire, droit chez Morphée, droit sur Nemo.
Elles se percutèrent presque.
Il recula comme si elle était une apparition.
– Tu m’abandonnes vraiment, dit-il.
– Quoi ?
– Pourquoi t’étais pas avec moi ?
– Mais tu étais avec Sachenka, balbutia Nemo. De quoi tu parles ? Qu’est-ce que tu fais là ?
– Elle est partie, dit Daniel, et toi aussi tu es partie, tout le monde part. Vous m’abandonnez, vous me laissez tout seul…
– Partie ? Comment ça elle est partie ?
– On s’est disputées. Je… J’ai… Elle est partie. On sait pas où elle est…
– Cassandre est au courant ? Le padre ?
– Oui. Louise est partie la chercher.
– Tu allais où ? demanda-t-elle brusquement.
– Je… Je te cherchais.
– Tu allais chez Morphée ?
Il ne répondit pas. Nemo le prit par les épaules si fort qu’elle faillit l’emporter dans son geste.
– Ne – fais – jamais – ça, martela-t-elle. Jamais. Quoi qu’il se passe. Quoi que tu ressentes. Jamais.
– Parce que tu veux pas que je rentre dans tes secrets ?
– Parce que tu vas mourir, abruti ! hurla-t-elle soudain. Tu es malade ! Tu es malade ! T’as pas compris encore ? Ça va t’emmener là-bas ! Comme toutes les autres ! Ça va t’emmener là-bas et tu vas mourir !
Il la regarda sans répondre, ahuri face au déluge de cris qui venait de lui tomber dessus. Nemo l’avait lâché et repoussé devant elle.
– Je… Je… Je… Je suis fatigué…
– Rentre avec moi, dit-elle en lui prenant la main. Viens. On va chez toi.
– Je vais rentrer tout seul, marmonna-t-il.
– Chez toi ? Tu rentres chez toi ?
– Oui.
Il fuyait son regard.
– Pas chez Morphée ?
– Non. Je rentre chez moi.
Dans un élan, elle le prit dans ses bras.
– Promets-moi de pas y aller, murmura-t-elle dans son cou. Promets-moi. Promets-moi.
Il ne répondit pas. Il tremblait.
– Promets-moi !
Elle s’était dégagée et le fixait, au bord des larmes. Elle était raide, tout son corps tendu dans l’attente, tendu vers lui. Elle était là, essoufflée, les yeux brillants de fatigue et de peur, elle était là et elle voulait lui faire promettre qu’il n’allait pas mourir.
Après un long silence, il répondit enfin : Je te promets.
Elle le prit et le serra si fort qu’elle lui fit mal. Elle sanglotait et ne disait plus rien, et seulement elle le tenait, ses larmes ruisselaient dans son cou, mais il ne fit pas un geste pour les essuyer. Il n’avait plus de forces. Il la regardait, l’air vide, toute sa tristesse étranglée par la fatigue. Elle pleurait, pleurait, pleurait, et Daniel, incapable de rien, lui caressait les cheveux.
Enfin, elle recula. Les larmes avaient ravivé le bleu sombre de ses yeux, et ils brillaient comme deux puits au milieu de son visage. Elle lui prit les mains une dernière fois, et enfin se tourna en direction de l’église. Il la regarda partir, encore longtemps après qu’elle ait disparu, avalée par les ruelles de La Chapellerie.
Lorsqu’elle fut loin, très loin, enfin, il s’effondra.
Il sanglotait, il pleurait à son tour, de longs gémissements qu’il ne contrôlait pas, pleurant, pleurant de honte et de dégoût et de peur, pleurant de la solitude énorme qui lui pesait, et toutes ses larmes d’épuisement.
Il avait menti. Bien sûr qu’il avait menti.

Sachenka marchait.
Elle avait couru, d’abord, dévalé les escaliers et couru dans la rue jusqu’aux quais. Elle savait que Daniel ne la suivrait pas au bord de l’eau. Là seulement, elle s’était immobilisée – et elle avait pris conscience de la nuit et du froid, des regards qui suivaient son passage, et de sa solitude soudaine.
Elle marchait. Elle marchait dans les rues plus petites où elle était seule, car il était à la fois trop tôt et trop tard. Elle avait terriblement froid. Elle piétinait en marchant dans l’espoir de secouer ses pieds engourdis, et frottait continuellement ses mains sur ses bras. Elle oublia bientôt sa colère, sa confusion, sa peur – elle avait seulement froid.

Nemo se précipita à l’église. Il tournait des images dans sa tête, des images qu’elle ne voulait pas voir, qu’elle repoussait ; elle essayait de se concentrer. Sachenka n’avait nulle part où aller, et il faisait froid, encore nuit, pourquoi était-elle partie ? Vers où ? Le padre était dans le chœur, et il marchait en rond, les mains croisées. Phileas avait suivi Louise à la recherche de Sachenka. Cassandre était assise près du poêle dont elle avait ravivé les braises, le regard braqué sur la porte. Nemo proposa immédiatement son aide, mais Lope hésita.
Lorsque c’était une jeune fille qui disparaissait, le risque de ne jamais la retrouver était doublé par la traque des souteneurs. Ils embauchaient des femmes pour les enjôler, les attirer, ils s’en allaient les vendre, et elles n’étaient plus là. Ces femmes étaient la hantise de Cassandre et de Lope.
Mais, à La Chapellerie, lorsque quelqu’un disparaissait pour une raison ou pour une autre, on la retrouvait trois fois sur quatre disloquée à l’entrée du laboratoire. C’était à ça qu’il pensait, qu’elles pensaient toutes.
Nemo eut un frisson.
C’est Daniel, sur mon visage ?
Elle frémit d’horreur en imaginant le corps de Daniel dans cet état. Elle le connaissait si bien que les images lui venaient sans qu’elle ne les appelle, ses singularités déformées par l’horreur, les pieds fendus, les doigts arrachés, les membres sanglants. Des larmes de panique lui montèrent aux yeux. Et Sachenka ? Est-ce qu’elle n’allait pas, elle aussi, là-bas ? Est-ce que la maladie qui y avait mené sa mère, Daniel et tant de monde, ne s’était pas emparée d’elle aussi ?
– Je peux aller voir chez Morphée, dit-elle.
L’angoisse craquela le visage du padre. Elle avait formulé cette possibilité à voix haute, et il ne pouvait plus l’ignorer.
– Je ne sais pas, Nemo… Je sais que tu ne risques rien…
Elle attendit anxieusement sa réponse, effrayée qu’il soit déjà trop tard. Elle mêlait dans ses pensées l’intolérable mort de Daniel et celle de Sachenka. Elle pensait aux couloirs de papillons, l’ambiance de fièvre qui régnait là, la lenteur de Morphée et sa souffrance, et tout ce qu’il lui avait dit. Qu’est-ce qu’il manquait ? Qu’est-ce qu’il n’avait pas dit, ou qu’il ignorait, qui aurait relié entre elles les malades, l’épuisement de Daniel, et l’incapacité de Morphée à s’échapper de cette prison qu’il détestait tant ?
Est-ce que c’est toi qui les tue ?
Ce n’est pas lui qui les tue, pensa-t-elle, mais elles meurent quand même. Morphée change de visage. Et elles continuent de venir.
Et elle pensa – Et lui… Il me regardait.
– Melville Hatter ?
La porte s’ouvrit soudain, et Lope et Nemo tournèrent la tête d’un même mouvement. Cassandre bondit. Louise avait les mains sur les épaules de Sachenka, qui avançait devant elle, enroulée dans le manteau.