Chapitre 26 : Phileas et Sachenka

Sachenka tremblait. Elle n’était pas restée dehors plus de deux heures, mais le froid s’était infiltré dans tout son corps et elle commençait à peine à se réchauffer. Elle regardait fixement le feu. Elle ne voulait rien dire et surtout pas en présence de Nemo ; elle ne voulait pas de son inquiétude et de ses questions.
Louise revint avec une infusion, mais Sachenka ne desserra pas les dents. Elle posa la casserole sur les braises. Un courant d’air s’engouffra brièvement dans l’église, et Phileas, soudain, était là. Sachenka lut le soulagement sur son visage et cela fut la première chose qui la réconforta.
– Sachenka ?
Il l’appela une seconde fois pour qu’elle consente à tourner la tête vers lui.
– Faut que tu manges et que tu dormes. Je vais rester avec toi.
Ce n’était pas une question et elle n’y répondit pas. Il s’assit à côté d’elle, pliant ses longues jambes en tailleur. Il sembla que tout son corps craquait comme un vieil arbre.
Cassandre était montée avec Nemo. Louise, à son tour, s’éclipsa dans la cuisine, et Lope rentra dans son bureau. Phileas sortit l’infusion du feu et en posa un bol devant Sachenka.
– Ça va aller, dit-il doucement. Bois. Ça t’aidera à dormir.
Il fallait qu’elle le croie. Qu’elle croie que tout n’allait pas recommencer, que Daniel allait se reposer, qu’il allait comprendre enfin, qu’il ne faudrait pas une fois de plus se cacher au milieu des gestes épuisés et violents d’une personne qu’elle aimait. Elle ne portait aucune marque visible. Les marques étaient à l’intérieur de son corps, dans les mouvements que la peur avait imprimé à ses organes, tant de fois que parfois elle se disait qu’ils s’étaient déformés pour faire une place aux sursauts et à ce qui se serre.
Elle prit le bol contre elle. C’était trop chaud, mais cela se diffusait dans ses mains et dans ses bras et lui faisait du bien. Elle finit par le porter à ses lèvres, se brûla, fit une grimace mais but quand même quelques gorgées.
– T’as envie de faire quoi ? demanda Phileas. Tu veux qu’on aille discuter ailleurs ? Tu veux te reposer ?
– On peut parler, dit-elle timidement.
Elle alla déposer le bol à la porte de la cuisine. Phileas s’était mis debout. Elle le suivit dans le cimetière.
Il faisait très sombre, mais le médecin éclairait les stèles grâce à la lanterne dont il avait rabattu le volet de moitié. Elles cheminèrent sur les pavés, jusqu’à ce que Sachenka se juche sur une tombe, assise en tailleur. Phileas s’assit sur un muret proche.
La ville, même au repos, n’était jamais tout à fait silencieuse. Là-bas, le fleuve roulait ses déchets et sa boue ; le clapotis des bateaux amarrés, le murmure de l’agitation humaine, le bruit de quelque occupation qui se poursuivait si tard le soir qu’elle accueillait le matin, tout cela produisait un grondement de fond. La respiration de la ville endormie, troublée par des rêves de corps au fond des eaux, de corps pressés l’un contre l’autre, exposés au sol froid.
Un couinement perça le silence, et le remue-ménage des chatons qui se réinstallent. Sachenka chercha des yeux l’origine du bruit.
– Daniel a frappé le mur, dit-elle.
– Il t’a frappée ?
– Non. Il a frappé le mur.
– Pourquoi ?
– Je sais pas.
Puis, très bas :
– Il ne dort plus.
– Quoi ?
– Il ne dort plus, répéta-t-elle plus fort.
– Il fait des cauchemars ?
– Oui il en faisait. Mais il ne dort plus. Il est fatigué et… frustré… colérique. Il va pas bien… Comme… Comme… Comme…
Ses mots s’étranglèrent. Phileas attendit qu’elle ait repris son calme.
– Comme ta mère ? demanda-t-il doucement.
Elle hocha la tête. Il attendit encore quelques instants.
– Et toi ?
– Moi ? répéta-t-elle, surprise par la question.
– Tu dors bien ?
Elle eut un temps de silence.
– Non. Pas trop. Pas vraiment.
Elle n’osait pas le regarder.
– Je fais beaucoup de cauchemars.
– Comme Daniel ? demanda Phileas.
– Oui.
– Sachenka. Sachenka, regarde-moi.
Elle obéit.
– Je pense que tu es malade, et que Daniel est malade. Comme ta mère.
– La maladie ? cria Sachenka soudain. Je l’ai attrapée par Daniel ? Par maman ? C’est moi ? C’est moi qui l’ai transmise à Daniel ? Est-ce que… Est-ce que…
Un sanglot l’étouffa, noya ses derniers mots et d’un coup elle pleurait sans coupures, incapable de se calmer. Phileas vint s’accroupir près d’elle. Même ainsi, il la dépassait largement.
– Sachenka, Sachenka.
Elle agrippait ses joues, ses lèvres, ses cheveux collés par les larmes, elle avait les épaules agitées de sursauts et la prise ferme de Phileas ne suffisait pas à la calmer. La peur l’étreignait, qui se soulevait en elle et la secouait dans tous les sens, la peur de mourir, la culpabilité aussi des paroles terribles de son père…
– Sachenka ! C’est pas toi ! Écoute-moi.
D’une main, il la força à le regarder.
– Tu n’as pas tué ta mère.
Les larmes la reprirent de plus belle. Phileas était tout proche, et soudain elle se laissa aller contre lui, sanglotant sans retenue contre sa poitrine. Il lui caressa le dos, gauchement, et il répétait :
– Tu n’as pas tué ta mère. C’est pas toi. Daniel va pas mourir, personne va mourir, on va trouver une solution. Je cherche, Lope cherche aussi, on va trouver, Nemo nous aide déjà, il faut qu’on en parle. Va falloir que tu m’aides toi aussi, que tu me dises tout ce que tu sais, tout ce que tu sens. Ce dont tu te rappelles. D’accord ? Tu veux bien ?
Sachenka hocha la tête en reniflant.
– C’est tard, poursuivit Phileas de sa voix la plus douce. Essaie de te reposer. On en parle demain.
Elle se dégagea de son étreinte. Elle resta debout, les yeux baissés. Mais elle ne pleurait plus ; elle avait essuyé d’un coup de poignet les sillons sur ses joues.

Phileas se leva à son tour et récupéra la lanterne à volet. Une fois dans l’église, il suivit Sachenka des yeux jusqu’à ce qu’elle soit à l’étage, puis il souffla sur la lampe, entra dans son laboratoire et ferma la porte à clé. Il se pencha pour traverser une seconde porte, la verrouilla dans son dos et se laissa enfin tomber sur sa couche.
Il porta les mains à son visage.
La chapelle qui lui tenait lieu de chambre était aussi nue que son laboratoire était fourni. L’unique fenêtre, aux vitraux rouges et poussiéreux, fournissait une lumière abondante le matin et tenait la pièce dans l’obscurité tout l’après-midi. A cette heure-ci, seul un vague éclat de lune dessinait l’ombre géante au mur.
Après un long moment, il s’allongea sans se déshabiller. Il était épuisé, assez pour que la fatigue surpasse la douleur, et il s’endormit bientôt, pour ce qu’il lui restait avant le lever du soleil.

Chapitre 27 : Elle ne peut pas fermer les yeux >