Chapitre 27 : Elle ne peut pas fermer les yeux

Nemo marche le long du fleuve.
Il n’y a pas d’herbe ni de plaine, seulement les quais, de chaque côté, les lèvres grises de la plaie. Le fleuve apporte le commerce et les clientes, les voyageuses, et la force de travail. Mais ses exhalaisons fétides empoisonnent aussi sûrement le peuple que la fumée des usines.
Nemo marche le long du fleuve, et dans les vagues, elle voit des visages.
Elle les voit couler, disparaître, avalés un à un par les remous, et elle ne peut pas s’arrêter car elle marche, et elle ne peut pas cesser de marcher. Elle les laisse derrière elle, dans leur suaire d’eau et de boue. Un par un.
Des larmes coulent sur ses joues qu’elle ne peut pas essuyer. Il n’y a pas de vent. Elle tremble et elle ne cesse pas de marcher, sa bouche s’ouvre mais sa voix est pâteuse et elle ne peut pas crier. Elle voit la ville s’engouffrer toute entière dans le fleuve, pliée sur elle-même, les maisons s’effondrant les unes dans les autres, dans le plus grand silence.
Elle veut se réveiller, mais elle ne peut pas fermer les yeux.

Une heure avant le jour.
L’église était silencieuse et froide. Cassandre dormait, et Sachenka aussi, ses cheveux blonds répandus sur l’oreiller. Elle avait le visage très pâle et la bouche ouverte. De temps en temps, un sursaut la prenait, et elle plissait le front.
Nemo se glissa sans bruit hors de sa couche et descendit l’escalier. En bas, les tentures les isolaient encore du froid, mais lorsqu’elle sortit dans la rue il la frappa de plein fouet. La nuit était glacée et le ciel comme toujours n’était qu’un toit de fumée grise.
Le cœur de Nemo battait fort dans sa poitrine.
Lorsqu’elle fut face à la porte de Melville Hatter, elle s’immobilisa un instant. Comment l’idée lui était venue, elle l’ignorait, tout s’était imbriqué d’un seul coup. C’était peut-être le rêve, peut-être l’urgence. C’était une de ces idées qui viennent la nuit et qu’il faut accomplir immédiatement car au matin elles seront fades et folles. C’était à cette idée qu’elle se cramponnait, et la figure immense de celle-ci cachait l’ombre de l’autre. Il n’était pas temps de se poser des questions. Le matin venait.
Nemo entra chez le chapelier et lorsqu’elle fut dans le couloir, les couinements de terreur qui sortaient de la chambre lui confirmèrent qu’elle faisait le seul choix possible. Elle s’y précipita, mais Melville Hatter était seul. Le cauchemar s’était déjà retiré et c’était sa mémoire ravivée qui le terrifiait pour la dernière heure de la nuit. Il ne sembla pas surpris lorsqu’il la vit entrer, seulement plus effrayé, comme si elle était une nouvelle apparition. Elle ne portait pas de masque, et lui non plus. Ce fut lorsqu’elle s’assit sur le lit près de lui, et prit sa main dans la sienne, qu’enfin la tension sur le visage du vieil homme s’apaisa quelque peu.
Elle redoutait une explosion de colère. Elle ne se présentait pas à la bonne heure, et même dans la plus complète étrangeté, c’était un détail capable de le faire sortir de ses gonds. Mais il la regarda, seulement, longuement. Il avait le visage strié de larmes, son vieux visage abîmé par le masque et l’absence de lumière, par la douleur incrustée.
L’autre main du chapelier vint chercher la sienne. Elles étaient extrêmement fines, le contour des ongles arraché et sanglant. La peau s’enfonçait dans les creux entre les veines, parsemée d’une multitude de petites coupures. Certaines avaient laissé des traces blanches en cicatrisant.
Elle expira longuement et enfin, Nemo parla.

Elles longèrent lentement le couloir de l’appartement. Nemo soutenait le vieil homme, marchant contre lui, une main passée autour de ses épaules. Lorsqu’elles sortirent dans la rue, Melville Hatter fit une pause. Il regarda autour de lui ; il regarda les murs, les pavés, les fenêtres des maisons alentours, les colonnes de fumée qui montaient se mêler aux nuages. Il clignait des yeux, mais il ne pouvait s’empêcher de regarder le ciel. Au-dessus d’elles, le jour apparaissait, et les nuages se gorgeaient lentement de lumière.
Ce furent d’abord des enfants. Le premier qui vit Nemo et Melville Hatter poussa un cri, rapidement relayé par les autres. Puis une mère, deux petites filles accrochées à sa jupe. Puis le propriétaire d’une proche maison. Puis des hommes, emportés par une ribambelle de garçons. Avec le matin vint la foule agitée. Bousculée de peur, de curiosité et, aussi, d’un curieux appel, quelque chose qui faisait qu’elles restaient là, à l’entrée de la rue, les yeux fixés sur les deux silhouettes immobiles.
Nemo ne leur accorda pas un regard.
Le chapelier se remit à marcher. Elle le guidait doucement. Il ne s’était pas tenu debout aussi longtemps depuis des années. Elles avançaient à petits pas et faisaient des haltes fréquentes. Nemo était calme. Elle ressentait une patience et une tendresse infinie pour l’homme, à peine vivant – et elle songea que Melville Hatter était mort, déjà, depuis très longtemps, depuis quinze ans – cette ombre qu’elle emportait avec elle.
La foule marchait à une certaine distance. Elle restait groupée, incertaine de ce qu’il était en train de se passer. Ce qu’il aurait fallu dire ou penser. Quelque chose était en train d’avoir lieu, quelque chose auquel elle avait donné naissance par son premier geste et dont pourtant elle ignorait tout. Elle marchait au pas mesuré de Nemo et Melville Hatter. Personne ne cria, personne n’interjeta une insulte au milieu des deux corps vacillants. Elle suivait en silence, foule compacte, grossissante, étoilée d’enfants aux yeux écarquillés.
Le corps immense de Phileas perça la foule. Il portait Sachenka sur ses épaules, et à ses côtés marchaient Lope et Cassandre. Louise se faufila auprès d’elles et prit la main de sa compagne. Cassandre tremblait, fébrile, ne cessait de se mettre sur la pointe des pieds. Lope lui prit la main à son tour.

– Alma…
Nemo se pencha vers le chapelier.
– Alma… Alma…
Il murmurait le prénom de sa femme, le psalmodiait pour lui tout seul. Elle étreignit sa main.
Elles tournèrent à l’angle de la ruelle. Dans la foule, il y eut un flottement. Quelqu’un fit brusquement demi-tour ; on le laissa partir. Il n’y avait pas d’angoisse, mais une certaine inquiétude, quelque chose qui circulait dans la foule et retenait les enfants collées à leur mère, les hommes compacts, les regards rivés sur Nemo. Personne n’était revenu là depuis qu’elles l’y avaient emmenée, et l’on avait enfoui ce souvenir. Assez loin pour oublier l’image de la fille qui vacille face à la porte, et qui ne se retourne pas parce qu’elle sait qu’elle ne peut pas s’échapper, et qui entre dans ce qui aurait dû être sa mort, sa mort certaine et qui ne l’a pas été. Elle ressurgit alors et l’on ne peut en détacher le regard – et il y a cette intrusion, le corps lent du vieillard qui trouble la silhouette unique.

Daniel fut alerté par le silence.
Il descendit l’escalier dans un état second. Les filles étaient absentes. Il sortit sur le palier, et le silence était toujours là, suspendu au-dessus de La Chapellerie. Il marcha sans réfléchir mais vit bientôt la première rangée de foule, et s’y fraya un chemin sans que personne ne le remarque. Il vit des gens qu’il connaissait, Sachenka, au loin, sur les épaules de Phileas, et il devina que les autres étaient proches. Il ne s’approcha pas. Il suivit le mouvement. Il avait vu, de loin, les deux silhouettes ; mais d’une certaine façon, il le savait déjà.
Nemo avait vu Phileas et Sachenka, mais elle s’était déjà détournée lorsque Daniel gagna les premiers rangs de la foule. Elle était concentrée sur Melville Hatter. Elles étaient proches de l’arche, extrêmement proches, et la foule retenait son souffle. Au seuil de la cour, le chapelier vacilla.
– Alma, murmura-t-il.
Nemo tenta de croiser son regard, mais il fixait la porte béante du laboratoire.
Elle reprit sa main. Il baissa la tête, et lorsqu’elle traversa l’arche, il ne résista pas. Il la suivit jusqu’à la porte. Nemo fut prise d’un soudain sentiment de déjà-vu – elle, face à cette porte, la foule, là-bas, de l’autre côté.
Elles attendaient qu’il se passe quelque chose.
Nemo et Melville Hatter s’engouffrèrent chez Morphée.

Chapitre 28 : Que veux-tu que la mer soit d’autre que la mer ? >