
Il marche de long en large. Les papillons s’affolent, volent, chutent. Il tremble avec une violence qu’il ne se connaît pas. Il y a – Nemo c’est sûr – et une déchirure, quelque chose qu’il ne supporte pas, qu’il ne peut pas accueillir et elle le traîne, elle l’emmène, il entend qu’elle l’appelle – Morphée, Morphée, Morphée –
et les voix aussi – Morphée –
Melville ?
Les voix, immobiles, extrêmement attentives soudain.

Melville Hatter fait quelques pas dans le couloir.
Nemo est en retrait. Les papillons volettent, se posent sur lui. Leurs battements d’ailes diminuent, ils se déplacent sur son visage et ses mains, de leurs toutes petites pattes. Il leur prête peu d’attention ; un murmure est venu fureter autour d’elles, autour de lui. Indistinct, chuchoté, fuitant sur sa peau, une caresse.
Nemo reprend sa main. Il la regarde désorienté. Elles reprennent la route ; les papillons les suivent, de plus en plus nombreux, curieux, grouillant autour du vieil homme. Nemo appelle Morphée. Les murmures enflent, mais elle se contrôle pour ne pas paniquer et effrayer Melville Hatter. Il continue de murmurer le nom de sa femme, de l’appeler peut-être ou de lui répondre, il le répète sans fin comme un chapelet, comme une prière, comme un sanglot.

Daniel les a suivies.
Il ne saurait dire si ça a été de voir Nemo et Hatter s’y engouffrer ou bien la fièvre, la fascination et la détresse qui lui brûlaient le front alors, qui l’ont précipité chez Morphée, quelle émotion en premier a crevé ce qu’il lui restait de prudence. Il les a suivies ; une fois le seuil passé, il a ralenti, mais il a continué. Il a marché. Il a vu du coin de l’œil le mouvement s’amorcer dans les murs, mais est-ce que les murs ne bougeaient pas déjà ? Quelques pas et puis il s’est heurté –
Il les sent dans sa bouche d’abord, de terreur il les repousse, claque des dents, veut cracher la poussière si fine qu’elle lui colle aux muqueuses et l’étouffe –
Il n’a pas pu reculer car le sol se dérobait aussi et il est tombé plus bas, il a battu des bras pour remonter à la surface et un goût salé est venu dans sa bouche. Pourtant c’est impossible – la mer n’est pas là – la mer est loin, très loin dans sa mémoire
est-ce qu’il pleure ?
l’eau de mer dans sa gorge dans son nez l’eau de mort c’est bien la mer maintenant qui le roule qui le suffoque et le crache et la question n’est plus de savoir ce qu’il fait là car c’est la mer rien d’autre et que veux-tu que la mer soit d’autre que la mer ?
Daniel ?
Il se rappelle de Nemo et de Morphée, et des murs mais qui ne sont alors déjà plus des murs ; il se rend compte oui, quelque part. Elle fait demi-tour. Mais la mer maintenant l’emporte, impuissant, les vagues au loin roulent le corps bien-aimé dans leur gueule écumante, le corps en habits d’homme dont le visage flotte encore à la surface, elle court à en perdre haleine dans les couloirs, elle refait la route inverse, par intermittences, les vagues cruelles ont dénoué la coiffe et il voit un drapeau la tache blonde des cheveux sur l’océan noir…
Daniel !
dans l’océan noir des papillons il ne sait plus si c’est le sel ou ses ongles qui raclent l’intérieur de sa gorge, la poussière qui l’étouffe ou l’eau – elle se précipite sur lui, elle se jette à genoux, elle le prend dans ses bras, aveuglée par ses larmes – il ne sait plus si c’est lui qui a tiré sur sa main à lui – elle hurle son nom, elle empoigne les papillons, plonge la main dans sa bouche et les arrache elle les détache elle hurle elle pleure – et tiré tiré jusqu’à ce que le poignet craque tiré sur ses doigts un à un sacrifiés à la tendresse à la perte
au long traumatisme ancien
et au cauchemar