
Luna s’était précipitée dans la cour. Elle hurlait leurs noms à travers l’ouverture. Et lorsqu’elle vit la silhouette au loin, vaciller dans l’ombre du couloir – Nemo qui traînait Daniel, qui le traînait de toutes ses forces jusqu’au seuil, lorsqu’elle vit le garçon inconscient et lorsqu’elle vit, avec du retard, les détails sur son corps –
Elle tomba à genoux, le visage labouré de larmes, les bras tendus, et Nemo enfin y déposa Daniel. Luna le serra contre elle en pleurant.
– Il est vivant, dit Nemo, la voix blanche. Il est vivant mais il faut que Phileas le soigne. Maintenant !
Luna hocha fébrilement la tête. Lope, Cassandre et Sachenka avaient traversé l’arche. Nemo les regarda bouleversée, et, sans un mot, avant qu’elles n’eurent atteint le seuil, elle fit demi-tour.

Morphée est recroquevillé dans un angle de la chambre. Nemo est revenue, elle a repris sa route, inexorable. La douleur dans sa poitrine est intolérable ; il n’a pas seulement mal ; il est déchiré de terreur. Ce qu’elle entraîne dans son sillage, et il sait déjà de quoi il s’agit – celui qu’elle entraîne dans son sillage est chez Morphée comme une brûlure qui le dévore. Nemo le cherche, il le sait, et plus elle s’approche, plus violentes sont ses convulsions. Il se balance d’avant, en arrière, d’avant, en arrière,
et à chaque
balance, sa tête
frappe un peu plus fort contre le mur.
Il ne sent pas la douleur. Ou plutôt, elle ne détourne pas celle qui consume sa poitrine, il a beau se faire mal –
il a toujours mal.
Nemo se guide à l’écho des coups sur les murs.
Daniel est dehors. Cette seule pensée, alors qu’elle tient Melville Hatter par la main et parcourt des couloirs infinis, cette seule pensée l’occupe. Les images l’obsèdent : le visage déformé, le poignet tordu, les tremblements terribles qui l’agitaient, les mots ; et ses yeux, et ses grands yeux beaux et clairs devenus vitreux, qui la regardaient sans la voir, et qui ignoraient, qui ignoraient ce qu’il se passait…
Melville Hatter, extraordinairement, a attendu. Lorsqu’elle est revenue, et qu’elle s’est effondrée, il a pris dans ses vieilles mains ses mains tremblantes, et il l’a relevée. Lorsqu’elle a refusé de marcher, il est resté. Il n’a pas dit un mot, il ne peut plus parler. Il a simplement attendu.
Et lorsqu’elles se sont remises en route enfin, il s’est appuyé sur son bras, épaule contre épaule, poids contre poids.
Les couloirs sont de plus en plus étroits. Nemo sent sa poitrine compressée par l’angoisse, et Melville Hatter s’agite. Les voix les ont suivies. Elles sont suspendues autour d’elles ; elles ne sont plus qu’un long bruissement lugubre. Il semble qu’elles pleurent, elles aussi.
Nemo se fige. Quelque chose a changé. Il lui faut une longue minute pour comprendre.
Il fait froid.
Et le mur qui ferme le couloir – ce n’est pas un mur, et elle doit le toucher pour y croire : c’est une porte.
Melville Hatter est déjà sur la poignée. Un déclic se fait et il trébuche, se rattrape au mur, retire immédiatement sa main. Les voix s’engouffrent à l’intérieur.
Nemo s’approche.
La chambre dissimulée est une pièce aux angles taillés comme du diamant. Les murs sont étrangement immobiles. Lorsqu’elle regarde de plus près, elle distingue des papillons – des papillons pris dans la glace. Elle sent une présence au-dessus d’elle, elle a le temps d’écarquiller les yeux mais soudain quelque chose tremble, se convulse dans la demeure toute entière ; une secousse les précipite au sol. La glace fond à toute vitesse. Elle cherche Morphée du regard. Elle sait qu’il est là. La maison se contracte autour d’elles, en spasmes gigantesques, qui les forcent à rester par terre pour ne pas tomber. Les voix gémissent et chuintent tout autour d’elles, entre les formes – les formes suspendues au plafond – Nemo se force à lever la tête, regarder –
– Alma, murmure Melville Hatter.
Au plafond, suspendues à des crochets, des chrysalides oscillent doucement dans le froid.
La toile sombre dessine des formes humaines. Ce sont des corps à l’intérieur mais des corps étrangement cassés. Elles sont innombrables. Leurs angles sont comme indéfinis, animés d’un mouvement interne, quelque chose qui grouille. Morphée est de l’autre côté de la pièce et il regarde Nemo avec effroi.
Une moitié de son visage est couverte de papillons. Sur l’autre, son œil unique, clair comme celui de Daniel, la fixe exorbité. Il dit quelque chose. Il essaie de dire quelque chose, mais Nemo ne l’entend pas. Melville Hatter a rampé près d’elle, un torrent de papillons emportés par la fonte des murs grouille sous leurs mains. Melville Hatter voit Morphée, et le regard de Morphée se braque sur lui. Le dieu se met à trembler violemment. Les papillons se rassemblent en nuée et des voix innombrables se font entendre. Melville Hatter rampe vers Morphée et celui-ci est terrifié, incapable de bouger, le regard rivé sur le vieil homme qui vient inexorablement vers lui.
Il empoigne le dieu.
Il est pris de torpeur alors et Nemo est certaine désormais que Morphée pleure de douleur car les papillons chutent en nombre tout autour d’elle, les murs gondolent et suintent, Melville Hatter s’agrippe et il balbutie dans ses larmes, toujours le même nom, toujours le même nom, mais il ne peut résister et soudain, il lâche, et il tombe –
il dort
les papillons accompagnent sa chute et le nuage est si dense qu’il y disparaît ; lorsqu’il touche le sol, ils se dispersent sans un bruit.
Les murs explosent.
Les chrysalides s’affaissent et éclatent en touchant le sol. Nemo recule avec horreur face aux papillons qui en surgissent – nombreux, trop nombreux, ils la recouvrent sa bouche ses yeux – mais ils ne supportent pas son contact et quand elle se débat ils se précipitent en retrait, désordonnés. Morphée ne tient pas debout. Nemo se précipite sur lui.
– Va-t-en ! hurle-t-il. Va-t-en ! Va-t-en !
Il agrippe son cœur, il hoquette, il étouffe. Elle est toute proche maintenant.
– Va-t-en, va-t-en, va-t-en, c’est fini, ne reste pas, ne reste pas, va-t-en…
Les traits de Morphée défilent, défilent, plus insaisissables que jamais. Il y explose les visages enchâssés, dissimulés dans cette chambre aux murs comme autant de miroirs, comme autant de reflets. Elle les regarde écarquillée : ceux qui ont disparu et celles au corps brisé, ceux et celles qui sont mortes il y a très longtemps, toutes, dans la gangue de glace du cœur de Morphée.
Foule.
Et doucement Nemo glisse ses doigts dans les siens.
Ce qu’il va se passer, elle le sait, elle l’a su lorsqu’elle a décidé d’emmener Melville Hatter. Mais c’était l’idée seconde, celle qu’elle ne regardait pas – celle dont l’ombre marchait dans le sillage de l’autre. Celle qu’il faut choisir maintenant. Choisir ou fuir. Elle a déjà choisi. Morphée est en train de s’étrangler et sa face se tord de douleur, des larmes coulent, brouillant ses traits brouillés. La chaleur s’empare de Nemo. Elle pose ses mains sur les joues de Morphée, sur cette peau qui fourmille de visages, elle sue abondamment déjà, ses boucles se collent sur son front. Elle chancelle. Elle ne le quitte pas des yeux. Il a compris et il ne peut plus refuser. Il la prend alors tout contre lui.
Nemo se blottit, elle tremble. C’est la fièvre et le feu. Il lui semble que sa peau se déchire, que des flammes y courent déjà. La demeure se contracte dans l’étreinte.
Nemo s’embrase.
Les flammes hautes et vives, d’un blanc aveuglant, embrassent les deux corps. Il ne reste sur Nemo que des îles de peau qui se désagrègent. Le feu découvre dans son corps incandescent un entrelacement de chair et de rêves : les papillons battent, battent, battent des ailes pour faire battre le cœur, lacés en des nœuds étranges et infinis.
Dans la même fraction de seconde la consomption du corps de Nemo rompt la tension qui la maintenait entre le rêve et l’humain.
Et les nœuds soudain se défont ; ils explosent en escarbilles et en braises scintillantes, flamboyant haut, au-dessus de l’incendie,
et Nemo alors faite flamme se délie
dans un bouquet de papillons de feu, infimes et éphémères,
dans ce ciel où chantent les oiseaux et les étoiles,
et taisez-vous que j’entende battre mon cœur.
Épilogue >