Chapitre 9 : Sachenka

L’après-midi touchait à sa fin, et, dehors, il faisait gris.
L’église était modérément peuplée ; il y avait là ceux et celles qui n’avaient pas pu dormir de la nuit, délogées sans cesse, si épuisées qu’elles sacrifiaient la recherche d’un travail, ou la queue de l’hospice, pour quelques heures de repos. Des ronflements s’élevaient d’un côté et de l’autre, et le reniflement d’une vieille femme qui pleurait dans son sommeil.
Un homme à la barbe fournie, le visage creusé, entra dans l’église. Il tenait par la main une enfant de quatorze ans, très pâle, aux yeux bleus et brillants. Cassandre se leva à leur approche. Elle jaugea rapidement les deux personnages ; il semblait exténué, et la fille n’était pas dans un meilleur état. Il lâcha sa main pour aller voir Cassandre. L’enfant resta immobile. Elle regardait autour d’elle, un air de méfiance sur son visage.
L’homme prit dans ses deux mains celle que Cassandre lui tendait.
– Lope, dit-il seulement.
– Il est dans son bureau, répondit-elle avec douceur. Vous voulez que j’aille le chercher ?
– Oui… S’il vous plaît… S’il vous plaît…
Elle alla toquer à la porte du padre. Il sortit avec elle, et, se frayant un chemin parmi les personnes endormies, alla jusqu’à l’homme qui était tombé à genoux sur le tapis. D’un geste craintif, celui-ci invita sa fille à les rejoindre, mais elle ne bougea pas. Lope le releva, l’étreignit, et le regarda longuement, avec inquiétude.
– Qu’est-ce qu’il se passe, Ivanov ? Tu as l’air malade… C’est ta fille, là-bas ?
– Oui… Lope, peux-tu la garder, bredouilla l’homme. Peux-tu la garder, s’il te plaît, je n’en peux plus… Liza est morte, elle est… elle est partie là-bas… Elle était malade… Elizaveta…
– Calme-toi, Ivanov.
Le padre fit asseoir le grand homme agité, dont les larmes commençaient à rouler sur ses joues. L’enfant avait détourné le regard de son père. Ivanov se mit à sangloter. Tandis que Lope s’efforçait de le calmer, Cassandre s’approcha de la fille ; mais celle-ci lui jeta un regard méfiant et s’écarta. Cassandre s’agenouilla.
– Je ne te veux pas de mal, dit-elle doucement.
Elle ne répondit pas.
– Comment tu t’appelles ?
La fille demeurant muette, Cassandre alla lui chercher une couverture. Elle la laissa à une distance respectueuse, puis retourna écouter l’échange entre Lope et Ivanov.
– Tu dois la garder, Lope… répétait-il. Je suis désolé, je ne peux plus… C’est une… enfant difficile, tu le sais… Elle n’a pas dormi depuis que sa mère est morte… Je…
Un sanglot sec lui déchira la poitrine.
– Liza, Dieu, Liza…
Lope le prit dans ses bras à nouveau. Cassandre observait l’enfant à la dérobée. Elle s’était approchée de la couverture, et après l’avoir touchée du bout du pied, elle l’avait attrapée et s’était vite enroulée dedans.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé, Ivanov ? demanda doucement Lope.
– Liza était malade… reprit-il. Liza, elle… depuis un mois, elle dormait mal… Tu connais, tu connais. Comme les autres. Elle dormait mal, elle faisait beaucoup de cauchemars, elle se réveillait la nuit, tu sais, et ça me rendait fou, je ne dormais plus non plus… Elle faisait de la fièvre…
Lope posa une main sur son bras pour l’interrompre.
– Laisse-moi un instant. Je veux que Phileas t’écoute.
Il se mit debout. Ivanov se tourna vers sa fille, enveloppée dans la couverture, qui gardait obstinément son regard loin de lui.
– Sachenka ? appela-t-il.
Elle ne répondit pas et il n’eut pas le temps de répéter, car Lope revenait avec Phileas. Quelqu’un leva la tête à son passage, et l’enfouit aussitôt dans ses hardes. Le médecin s’assit difficilement à côté d’Ivanov.
– Est-ce que tu veux bien reprendre ?
Il détourna les yeux de sa fille et reprit, de sa voix décousue et tremblante, le fil de son explication.
– Elle faisait de la fièvre, et elle dormait de moins en moins… elle avait peur de dormir. Parfois elle était somnambule, je la retrouvais contre… contre… contre la porte. Elle ne l’ouvrait pas mais elle restait… là… la face sur la porte et elle ne bougeait pas jusqu’à ce que… jusqu’à ce que je… je la ramène dans le lit…
Il retenait ses larmes. Phileas était attentif. Lope gardait ses mains sur les épaules d’Ivanov. Cassandre écoutait tout en gardant un œil sur Sachenka, qui s’était assise contre un pilier. La fille avait ramené ses genoux contre sa poitrine et les serrait contre elle. Elle hasarda un regard sur le groupe rassemblé autour de son père, mais détourna les yeux lorsqu’elle croisa le regard de Cassandre.
– Elle a fini par ne plus dormir du tout. Elle me disait qu’il fallait que je me repose, que je n’avais pas besoin de m’occuper d’elle tout le temps. Elle restait assise, les yeux grands ouverts… elle ne bougeait pas… C’était… terrifiant. Sachenka…
Il baissa les yeux.
– Sachenka était entre nous deux, mais elle faisait le moins de gestes possible. Elle n’osait plus s’approcher de sa mère et elle partait la journée. Liza pleurait terriblement… Elle avait peur… Je me suis mis en colère contre Sachenka une fois, pour ça… Je lui ai dit… qu’elle était… qu’elle… qu’elle était en train de tuer sa m-m-m-
Il éclata en sanglots sur le dernier mot. Sachenka avait rentré la tête dans ses genoux. Phileas jeta un regard sur elle.
– Liza… commença-t-il.
– Elizaveta, le reprit Lope.
– Elizaveta est partie dans l’ancien laboratoire ?
– Oui, murmura Ivanov.
– Elle est tombée malade il y a un mois ? Deux ?
– Un peu plus d’un mois…
– Il s’était passé quelque chose de particulier ?
– Non… Je… Non… Je ne sais plus…
Cassandre prit doucement la main d’Ivanov.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
– Liza… est… morte… On l’a… On… C’est… Quelqu’un est venu… me dire…
Il contrôlait difficilement les pleurs qui montaient dans sa gorge.
– Sachenka… est allée… voir. Moi je n’ai pas pu… Elle a… Elle ne… me parle plus. Elle n’a pas dormi depuis la mort de sa mère, elle ne me répond pas, elle… Je n’en peux plus.
Lope croisa le regard de Cassandre. Elle acquiesça.
– On va s’en occuper, Ivanov.
Il se mit à pleurer. Lope le prit dans ses bras.
– Merci… Merci… Merci…
– Est-ce que tu as besoin de nous autrement ? Tu veux que je rentre avec toi ?
– Non… Non, souffla Ivanov. Je vais y aller. Je vais partir.
Phileas le regardait en silence. Lope insista.
– Je peux venir.
– Non. Merci. Merci beaucoup.
Ivanov se leva. Les trois autres l’imitèrent. Il étreignit Lope une dernière fois, puis Cassandre, salua timidement Phileas. Il hasarda un regard vers sa fille, mais aussitôt baissa les yeux, et sortit.

Sachenka se concentrait sur le motif du tapis. C’était un beau motif, une suite d’entrelacements rouges et bruns qui dessinaient une figure mystérieuse et lointaine. Cela lui évoquait quelque chose, de très loin ou bien très longtemps, et elle se fixait sur ce quelque chose et les lignes qui se croisaient pour ne pas entendre ce qui se disait autour d’elle, ne pas entendre son père partir, et la porte se fermer.
– Sachenka ?
Elle sursauta. Une femme – celle qui les avait accueillies, et qui la regardait un peu trop, elle n’aimait pas ce regard inquiet qui essayait de l’envelopper – cette femme s’était approchée, et elle connaissait son nom. Prise par surprise, Sachenka leva les yeux, et son regard tomba soudain sur un géant. Elle resta fixée sur lui. Il était réellement très grand, et tordu, et il la regarda aussi et elle se recroquevilla. La femme s’était agenouillée près d’elle.
– Je m’appelle Cassandre. On ne te veut pas de mal. Cette église est chez toi maintenant. Beaucoup de monde vient tous les jours, mais il y a des endroits qui ne sont que pour nous. Ils sont pour toi aussi. En échange, il faudra que tu nous aides. Il y a plusieurs choses qui nous permettent de vivre ici et de fournir de la nourriture, de la chaleur et du réconfort aux gens qui vivent dehors. On aura besoin de toi. D’accord ?
Le regard de Sachenka bondissait comme un oiseau pris au piège entre les trois personnes qui lui faisaient face, s’attardant sur le géant. Elle se referma un peu plus et ne dit rien.
Cassandre se releva, et s’éloigna en direction de l’autre homme. C’était celui qui avait parlé avec son père, et elle le regarda avec méfiance. C’était peut-être un ami de son père, alors, est-ce qu’il lui en voulait lui aussi ?
Elle essaya de rabattre sa concentration sur le tapis mais ça ne fonctionnait plus. Ses pensées fuyaient dans l’église, autour de ces gens étrangers, du géant surtout, vers les vitraux aussi qui étaient étrangement beaux malgré la poussière. Cet endroit était grand, beaucoup plus grand que n’importe quel endroit où elle avait vécu. Beaucoup plus coloré aussi.
Une seconde femme, blonde comme elle, alluma des bougies car la lumière commençait à tomber. Les ombres qu’elles dessinaient sur le mur et les tentures effrayèrent d’abord Sachenka, mais elle ne put bientôt plus détacher son regard des petites flammes qui vacillaient.
C’était réellement un étrange endroit.

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